Quelques notes différentielles concernant la schizophrénie, la névrose obsessionnelle et l'autisme

Quelques notes différentielles concernant la schizophrénie,

la névrose obsessionnelle et l’autisme

 

Barbara Bonneau

 

 

La langue dans la schizophrénie, ainsi que dans l’autisme lorsque celle-ci est présente, et dans la névrose obsessionnelle, peut être mise en parallèle à partir des éléments qui font penser à des holophrases, une géléfication du S1 (le signifiant maître) avec S2 (le signifiant du savoir). Dans le cas de cette solidification de la chaîne parlée, il n’y a pas d'intervalle entre savoir et vérité. Cela veut dire qu'il n'y a pas de possibilité de penser, dans le sens où la pensée est une aptitude multiface, où un signifiant peut représenter un autre et de cette façon créer éternellement des nouveaux sens. Le doute obsessionnel, contrairement à la schizophrénie, peut être envisagé comme un dispositif de la pensée  qui maintient la pensée. C’est presque « un trop de pensée » qui s’enferme sur lui-même. Peut-être le bégaiement est un bon exemple. Le bègue  cherche la vérité jusque dans chaque mot, et son discours, fait de la même étoffe que son symptôme, en porte la marque.  Lorsque que j’essaie d’écrire le verbiage de l’autiste, je remarque comment mon écriture ressemble au bégaiement de l’obsessionnel. Comment peut-on expliquer tout cela ?

 

Dans la schizophrénie, j'ai l'impression que l’objet a se solidarise avec un S2. C'est ce que j'appelle l'icone[1], lorsque celui-ci se trouve imbriqué avec l’holophrase, S1-S2. Avant[2]j’avais appelé ce dispositif une « prothèse » mais je suis venue à ce terme d’icone parce que ce n’est pas du corps comme « matière » dont il s’agit, ni comme sensation, mais du corps comme signifié. Chez le patient le jeu(je) de cheval,[3]le corps comme « matière » se présente au moment de la défécation où justement il y a séparation avec une des occurrences de  l’objet a. Jusque là, ce qui m’intéresse est dans la langue, et comme élément de langage, il ne peut pas être corps. C’est vrai qu’on pourrait parler de la voix comme de la« matière sonore ». Cependant est-ce que c’est la matière sonore, ou seulement une sorte d’image de cette matière qui est prise par le langage lorsqu’il y a des éléments de sens qui sont produits ? J’ai opté depuis longtemps pour cette deuxième solution au moins pour expliquer le signifié lorsque celui-ci est déployé dans la langue. Cette définition me semble plus freudienne et plus lacanienne que la précédente. C’est à dire, d’après ces auteurs le langage n’est pas seulement toujours déjà là, il peut faire sens et même équivoque.  Ce constat paraît évident lorsque nous parlons des rêves où les mots sont présents sous forme d’images.

 

Pour comparer ces processus dans les différentes structures cliniques, rappelons que pour Lacan, la métaphore paternelle est un dispositif du langage qui permet un espace dans la chaine de la parole. Le signifiant ne reste jamais solidarisé à son signifié très longtemps dans la névrose. C’est cela qui permet l’équivoque. C’est-à-dire, comme métaphore, le signifiant  représente le signifié manquant, celui du désir de la mère, ou alors celui du sujet, selon Lacan. Ce signifié s’accroche toujours à un autre signifiant.  La métaphore du Nom-du-père n’est pas une personne, même si pour l’enfant, la personne du père semble remplir cet office. Dans la névrose obsessionnelle nous pouvons prendre l’exemple du Witz de l’Homme aux loups, pour illustrer ces faits. L’Homme aux loups raconte son rêve à Freud. Il lui dit qu’un homme arrache les ailes d’un espe, (une Wespe une guêpe en allemand) prononcé S.P. en allemand. L’Homme aux loups reconnaît tout de suite qu’il s’agit de ses  initiales. Il s’appelle Serguei Pankajeff. La lettre W est oubliée, refoulée donc par l’Homme aux loups. Le W est un signifiant dont le signifié est manquant. Celui-ci est parti s’accrocher à d’autres signifiants (par exemple sur le mot Wolf (loup))  pour faire « sens » ailleurs.  C’est le travail de la métaphorisation qui vient faire représenter le sujet par un autre signifiant, en espe, puis en S.P.,[4]puis en Wolf, et ainsi de suite. De cette façon, il y a quelque chose de la vérité  du sujet qui lui échappe laissant un  écart dans la chaine, un écart avec le savoir.  L’interprétation est infinie, même si dans le cas de l’Homme aux loups cette lettre, ou signifiant W, ou double V, vient assez près pour représenter le signifié du sujet. On peut penser alors que le V est un signifiant maître pour ce sujet.

 

De même, Un-Pere[5], un faux-métaphore paranoïaque, n'est pas non plus une personne, même si pour le sujet une personne peut prendre cette place. C'est toujours un dispositif langagier. Ce faux-métaphore vient  souvent d’un composant du nom propre chez le paranoïaque, par exemple, dans les noms propres Gottlieb, Gottfried, Fürchtegott, [6] etc. qui sont des noms dans la lignée des Schrebers.  Gott signifie Dieu en allemand. Rappelons que dans le délire de Schreber, Dieu est son persécuteur. Le nom de Gott prend alors cette place dans le langage, puis dans le délire.

 

Pour ce qui est de l'icone, schizophrène ou alors autistique, il en est de même. Dans l’autisme, une personne ne saurait être ce dispositif. Même si dans le transfert il se passe parfois des « branchements  et des « débranchements » sur le corps de l’analyste, ce n’est pas une métaphorisation proprement dite.  La mère peut être dans une position fusionnelle avec son enfant, mais elle ne peut pas être une suppléance possible au Nom-du-père forclos. C'est aussi pour ces raisons que je n’appelle plus cette sorte de ‘boulon’ (entre le signifiant S2 et objet a)  'une prothèse' pour la schizophrénie ou pour l’autisme. Ce n’est pas du « corps » en tant que matière. Ce n’est pas une personne. C’est un dispositif du langage.

 

Tous ces dispositifs, lorsqu’ils peuvent permettre une forme de suppléance, ou métaphorisation, fonctionnent parce qu’ils permettent de larguer, au moins temporairement l’objet a et ainsi permettre au sujet une sorte de représentation dans la chaine parlée. Cet écart entre S1 et S2  vient se répercuter sur la part pulsionnelle du sujet et permet un écart similaire entre l’œil et le regard. C’est cet écart qui permet la formation d’une image virtuelle. Cette image s’articule avec le même écart qui se trouve  entre savoir et vérité. 

 

Chez ce patient schizophrène qui disait « je suis un je(u) de cheval [7]», il n'y a pas de $ (le sujet, dit S barré). Il y a peut-être un effet sujet si quelque chose permet un tout petit écart entre S1 et S2 provoquant la séparation d’un « je »  de la chaine. C’est-à-dire qu’il y a une sorte de métaphorisation lorsque l’icone est mobilisé dans la chaine parlée et quelque miracle fait qu’il peut momentanément larguer son objet a. Cette séparation avec l’objet a dont l’une des occurrences se concorde avec l’objet anal, peut parfois être mise en jeu par le langage. L’abandon de a permet un écart entre vérité et savoir, et le sujet peut « se voir » comme image unifiée, pendant la « durée » parce qu’il y a conjointement un écart entre l’œil et le regard.  

 

Cet écart est le cas général dans la névrose  mais sa presque fermeture  est ce qui arrive   par moments chez l'Homme aux Loups. C'est la "presque"  destruction de cet intervalle qui fait que l'Homme aux Loups a sa crise de folie et sa préoccupation hypochondriaque. Cela ressemble en effet à un délire car, S1 et S2 deviennent identiques, ils s'holophrasent.[8]Il n’y a que le voile[9], le démenti obsessionnel,[10] pendant (Gegenstuck) [11]de la dénégation, à l’intérieur de la structure des névrosés qui empêche cette fermeture.  Ce  démenti on le retrouve dans le doute cartésien, dans le fantôme de Hamlet, et dans beaucoup d’autres instances dans la névrose obsessionnelle[12]. C’est une sorte d’arrêt sur le chemin de la folie.

 

L'autisme semble opérer sur la langue un peu comme la schizophrénie[13]le fait. Une différence me semble venir de ce que j'appelle l'icone et son déploiement. Le schizophrène peut faire un sinthome[14]à partir de l’étalage de l’icone dans la langue [15]où il change de position et d’usage selon les possibilités permises par la langue.

 

 Si la formation d’un icone est possible dans l’autisme, c’est seulement dans la mesure, me semble-t-il, que la particularité du langage, ou de la culture permet une sorte de déploiement de cet icone, non en tant qu’unité dans la langue qui se déplace avec l’holophrase, comme pour la schizophrénie, mais comme quelque chose qui recouvre tout le vécu du sujet où il se branche et se débranche à la vie.

 

 Si par exemple, dans le cas de Wolfson,  un auteur américain schizophrène, cet icone était « la langue » comme entité, cela sera le sinthome. Dans le cas de Joyce, c’est « l’écriture », ou alors, ce qu’il appelle « la conscience non créée par sa race. » Cela est vérifiable pour Wolfson et c’est peut-être pour cela il est un schizophrène comme mon patient avec son invention de paris sur des chevaux. Wolfson dit littéralement : la langue m’a frappé dans les yeux et il explique dans tout son texte de quoi il s’agit. Mon patient dit : Je suis un jeu de cheval  et les remaniements de cette holophrase lui permettent de se demander ultérieurement, « quel cheval ? », opérant ainsi un apaisement de sa jouissance dysmorphophobique.  Chez Joyce, je pense qu’il y a eu des gens qui ont mis des ordinateurs à  la recherche d’une répétition de phonèmes, et ils n’ont rien trouvé de probant. Or il est clair que Joyce ne peut vivre sans cette écriture. Wolfson quant à lui, invente un système où il peut momentanément se séparer de la langue maternelle anglaise en le transformant mot par mot en une Autre langue.

 

 L’autiste peut mettre l'Autre en tant qu’objet animé à cette place d’objet séparable, signifié matérialisé momentanément.  Cet objet animé deviendra peut-être l'Autre-icone[16], ou alors restera rattaché au sujet comme une machine de « life support », exactement comme une machine pour la respiration, une perfusion, etc. C'est-à-dire la chaîne de signifiants se capitonne, alternativement sur un signifié (objet a) et sur l'Autre, ou la Chose. Ce capitonnage est exactement le même phénomène, sauf qu’il y a un moment de séparation possible avec l’Autre-icone. Lorsque l'autiste construit un sinthome, ce n'est pas avec cet Autre-icone, c'est avec, je pense, l'icone, ou alors avec l’Autre comme lui-même dispositif de la langue, ou comme lecteur. C’est-à-dire que pour Joyce, le lecteur prend la place d’un signifié dans ce dispositif où le signifiant est « la conscience non créée de sa race ». Sa difficulté alors est qu’il ne pourrait jamais vraiment  "lâcher" son lecteur, même s’il essaie de le larguer ! Le schizophrène quant à lui, peut s’éloigner de cet icone, au moins pendant un temps.

 

Tous ces phénomènes (les différents usages de l’icone ou l’Autre-icone) ainsi que leurs expressions démontrent peut-être le déroulement du processus de langage qui donne à chaque forme d’autisme son allure, que ce soit un autisme dit Kanner ou un autisme dit de haut niveau ou Asperger. Cela semble être le cas dans la schizophrénie au moins où ces dispositifs sont responsables des formes soit « dispersées », soit « rassemblées » de cette psychose[17]. Dans la névrose obsessionnelle, le symptôme crée également un écart entre S1 et S2 qui peut à l’occasion se fermer et créer des phénomènes qui ressemblent à ceux de la psychose. Plus radicalement, peut-être toute forme d’expression humaine de sinthome ou de symptôme dépend de ce type de formation, ou  écart entre S1 et S2, ainsi que son nouage avec l’objet a. Cette explication est peut-être équivalente à ce que Lacan explique comme nouage Borroméen, que ce soit pour la psychose ou pour la névrose.

 

Barbara Bonneau©

 

Le 18 février 2011



[1] BONNEAU, Barbara, Les mots dans l’œil, articulation entre le discours du schizophrène et son image du corps, étiologie différentielle des dysmorphophobies, Thèse soutenue à l’Université de Paris VII sous la Direction de Pierre Fedida, 2001, 318 pp. plus Bibliographie. En anglais le mot icon, un dispositif langagier décrit par Charles Pierce où le signifiant et le signifié sont quasi identiques, ne peut s’écrire ni au masculin, ni au féminin. En Français, le mot « icone » est un anglicisme permis depuis la création du logicielWindows par Microsoft. J’ai souvent écrit ce terme avec un accent circonflexe et au féminin par erreur car je suis anglophone. Néanmoins, je m’interroge sur l’usage d’un néologisme, un icône,   pour donner un sens supplémentaire, celui qui implique un objet précieux pour le sujet, s’approchant ainsi de l’icône religieuse, sans pour autant pouvoir étayer cette fonction sur une personne. 

[2]BONNEAU, Barbara, « La langue m’a frappé dans les yeux, Articulation entre le rejet du signifiant primordial et l’image pathologique de soi. De l’empreinte à l’image. » Directeur de Recherche Pierre FEDIDA, 1994.

[3]BONNEAU, Barbara, « J’ai tué mon père et je suis dans la glace », Articulation entre le rejet du signifiant primordial et l’image spéculaire, Observation clinique d’une dysmorphophobie.Responsable de Séminaire, Marie-Claude Lambotte, 1992. 

 

[4]BONNEAU, Barbara, L’holophrase: repère de diagnostic ?”, Octobre 2003in Revue de Psychanalyse du Champ Lacanien, Tout n’est pas Langage, Paris, Forums du Champ Lacanien, Ecole de Psychanalyse du Champ Lacanien, Mars 2004.

[5] LACAN J., Le Séminaire, I,Les Ecrits Techniques de Freud, 1953 - 54, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 214.

[6] LACAN J., « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », 1959 in Ecrits, Paris, Seuil, 1966, pp.531-583, p. 580.

[7]BONNEAU, Barbara, « J’ai tué mon père et je suis dans la glace », Op. Cit.

[8] J’utilise ce terme d’holophrase pour en faire un verbe pour expliquer la fermeture de l’intervalle, S1-S2.

[9]Rappelons que l’Homme aux loups a consulté Freud parce qu’il voyait le monde à travers un voile qui disparaissait lorsqu’il déféquait. 

[10]BONNEAU, Barbara, Les mots dans l’œil, articulation entre le discours du schizophrène et son image du corps, étiologie différentielle des dysmorphophobies, Op. cit. Bien que j’articule le cas de l’Homme aux loups avec mon « cas » de Jeu (je) de cheval depuis 1991-92, c’est à partir de 1994 que j’envisage ce voile comme démenti obsessionnel, à situer, comme le fait Freud avec Leonardo Da Vinci, comme structure de langage à partir de la dénégation. "D'après les petites indices fournis par la personnalité de Léonard, nous sommes en droit de le ranger à proximité du type névrotique que nous désignons comme "obsessionnel" et de comparer son investigation à la "contrainte de rumination" des névrosés, se inhibitions à ce qu'on nomme leurs aboulies."FREUD, S. {Un souvenir d"enfance de Léonard de Vinci, 1908, Gallimard, Folio Bilingue, traduit par J. Altounian, A. et O. Bourguignon, P. Cotet, Alain Rauzy,  p. 259.

[11]WOLF, Mareike, « La référence à la fonction de négation dans la clinique psychopathologique, considérations psychanalytiques » in Revue Internationale de psychopathologie », Paris, P. U. F., N° 7, 1992.

[12] Peut-être ce qui a été appelé hystérie crépusculaire est en réalité une forme de névrose obsessionnelle. 

[13] Cette « opération sur la langue » me semble être la « chose même ».

[14] LACAN, Jacques, « Le Sinthome », Séminaire du 13 Avril 1976, reproduit en ORNICAR ?. N° 8, p. 8.La suppléance que Lacan a nommée Sinthomechez Joyce se forme de ce qui s’échappe de la jouissance du langage. Le Sinthome noue quelque chose du savoir inconscient. Ce Sinthome, selon Lacan, appartient au Réel. Le corps de Joyce, son imaginaire pour ainsi dire, se tient de ce coinçage nodal du réel par le symbolique.

[15] Je parle longuement de ce sujet dans ma thèse de 2001, dans un article de 2003 en Anglais publié dans le numéro 12 de la revue : Australian Centre for Psychoanalysis, Analysis, « The eye (I) of the horse : A schizophrenic’s invention, » puis dans une dernière version publié, Les Mots dans l’œil, Jeux de la vérité de l’être spéculaire, 2004.

[16]BONNEAU, Barbara, « Pirouettecacahuète, plouf. L’enfant dansant sur le s’œil du miroir .De la lettre indéchiffrable à l’Autre-Icone. Tentative de métaphorisation chez l’enfant autiste. »

[17]BONNEAU, Barbara, J’ai tué mon père et je suis dans la glace, Op. cit. et suite.