Dysmorphophobie et construction du symptôme

Dysmorphophobie et construction de symptôme[1], intervention à Berlin

 

Je propose de parler aujourd’hui d’un exemple de malaise dans la culture rencontré de plus en plus souvent chez des patients ayant eu à faire à des informations sexuelles précoces, ayant parfois déjà « bénéficiés » des soins, en psychiatrie ou en cabinet. Chez ces patients il n’est pas question d’inventer un roman familial, de modifier « une Mater certa, Pater incertos ». Or, dans le mythe d’Œdipe, la vérité est posée non pas comme savoir à révéler mais comme énigme à déchiffrer. Le savoir produit par l’interprétation du signifiant maître devrait conduire à la disjonction de la vérité du savoir et permettre la construction du symptôme dans la névrose ou dans la psychose. La dysmorphophobie peut être considérée comme un état où il y a une sorte de fermeture de cet écart entre vérité et savoir.

 

Je vais vous présenter un extrait clinique qui me permet d’exposer le dilemme du sujet qui semble faire face comme elle peut à la vérité révélée. Cette jeune femme ressemble de façon troublant à sa mère et parle, non pas de cette ressemblance physique, mais plutôt du symptôme parental. Nous pouvons entendre à travers ses paroles comment les coordonnées de celui-ci s’inscrit sur son corps :

 

« La stérilité a déclenché le divorce de mes parents. J’ai essayé de résister. Je me suis mariée pour rassurer mon mari en vue d'une adoption... J'ai eu des malaises. Au bout de trois ans c’est ma mère qui est venue me chercher et a dit que je devais divorcer... Ensuite, je sortais beaucoup. Mais j’avais toujours ce malaise, ce malaise à être… »»

 

Ce patient que j’appelle désormais Mlle. M., pense faire tatouer son visage pour maquiller de façon permanant ses yeux et sa bouche.

 

      « C’est comme s’il me manquait un organe vital et qu’il fallait qu’on me le greffe pour continuer à vivre.[2] Pour moi, me maquiller le soir c’est pour protéger mon ami, qu’il ne me voit pas sans le maquillage le matin – pour lui éviter d’avoir peur, pour lui éviter l’horreur.[3] C’est comme pour un bébé à qui on met une couche le soir pour qu’il n’ait pas fait pipi le matin.… Quand mes yeux ne sont pas maquillés ils sont trop petits pour mon visage. C’est comme une anomalie, une malformation, comme s’ils n’étaient pas terminés…c’est comme s’ils n’étaient que des orifices. »

 

« Si je ne suis pas fardée je préfère me cacher, j’ai des yeux de petit cochon. Surtout si l’on me regarde. Puis je me dis ce n’est pas moi sans maquillage. Ce n’est pas une personne. Et je veux voir. Il m’arrive de m’insulter devant le miroir, pour les sorties, le libertinage. »

 

Ces idées trouvent vraisemblablement leur origine dans le discours maternel. Mlle M. raconte que sa mère  s’est plainte d’avoir dû supporter un « mari libertin ». Elle s’exprime fortement son dégoût sexuel, ainsi que ses griefs contre son père pour les « cochonneries » que ce dernier « faisait avec ses maîtresses». « J’ai trouvé ça répugnant. Ma mère a été écœurée».

 

Le trait paternel du « cochon » n‘est ni seulement celui d’adopter une gueule d’animal ni d’être marqué par des « cochonneries ». Il voile aussi une certaine impuissance paternelle.

 

«  J’ai peur de mon vrai visage. Je ne supporte pas cette personne, le visage quoi, les yeux. Je m’angoisse, je hurle. Des cris primitifs. J’ai peur qu’on me prenne pour un animal. Un animal féroce. J’aurais tendance à être plutôt calme. Ma mère disait que j’étais plutôt calme. »

 

« Mon ami m’aime vraiment. Il veut avoir un enfant. Le problème est que je souffre par rapport à ce physique…Je suis trop jalouse. S’il y a quelques jolies filles autour de moi, autour de nous, j’ai envie de me sauver. Je pars. Je ne les supporte plus. Hier soir en rentrant, j’avais envie de rompre avec mon ami… C’est après l’acte sexuel avec mon ami que j’adore, que j’ai pensé à me suicider. Je voulais arrêter de lui gâcher la vie, de gâcher sa vie à lui. Je suis exécrable. »

 

           En ces moments de tristesse, il y a une tentative de s’identifier au phallus où elle évoque ce qui semble être un trait unaire et que nous retrouvons dans les répétitions du phonème : age .

 

Sa présentation a quelque chose de théâtrale.  Je continue :

 

« Je n’arrive plus à être gaie. Je voudrais  qu’on me trouve en robe de mariée avec des fleurs. Quelque chose de très, très beau. Suicide ou mariage avec mon ami (marie-je avec mon ami), je veux que ça soit beau. Je ne veux pas un suicide banal. Je veux que ça soit beau. C’est la meilleure chose qui puisse m’arriver. Je ne veux pas que ma mère souffre. C’est comme pour le mariage avec mon ami. Je veux qu’elle l’interprète comme ça. Je ne vais pas louer la salle des fêtes. Ce n’est pas un drame. C’est sûr que ça marque. Je ne veux pas que ça soit pour elle une mort, un voyage sans retour, qu’on a eu une fille et on l’a perdue, quoi. »

 

       Le réel se noue au symbolique dans ce tissage du phallus avec l’objet a pour en faire à la fois la fille qu’on n’a pas eue et la fille (qu’on aurait) perdue. C’est le rapport au phallus comme objet à échanger, objet à satisfaire la mère, qu’il convient à identifier pour préciser la structure de cette patiente en vu de la direction de la cure. Etre le phallus ? Avoir ou ne pas avoir le phallus ? Etre née d’un couple stérile ? Ne pas être née ? Avoir ou non pas avoir un enfant ? Vieillir? Avoir tout âge ? Voilà quelques questions que semble poser Mlle. M. Elle évoque une image de laideur qui se trouve complémentée par les versants moraux d’infamie, de honte et de mal. Ses propres traits s’inscrivent ainsi sous le signe du phallus. Cependant cette image de « petit cochon » n’est pas celle de la dysmorphophobie proprement dite. Se faire tatouer un maquillage permanent, est-ce que cela pourrait être une solution sinthômatique possible dans le sens celui-ci marquera le corps des signifiants noués à son image et inscrirait la castration en même temps que son voile sur le visage ?[4] Est-ce que dévaloriser la jouissance ne risque pas de dévaloriser le phallus comme objet échangeable ? Ainsi le sujet pousse l’analyste aux limites de son art. Là où le symptôme ne se prête pas à l’interprétation, dans le sens où celle-ci invente un savoir qui disjoint la vérité du savoir, l’analyste ne peut que laisser la coupure à la charge de son  patient.  

 

Barbara Bonneau

septembre 2004

Mai 2011  (intervention Berlin)

 

 

Notes :

 

Pour ne pas rester dans une place de fétiche maternelle, Mlle M. s’identifie au père. Comme Dora elle soutient la faille de son père.[5] Elle se prend ainsi comme cible des reproches maternels, se traitant de libertine, comme sa mère a jadis fait avec son père, refoulant ce signifiant, le trait unaire, qui circule entre les parents, laissant apparaître un « pas d’enfant » à la place du sujet.

 

Il y a un rapport qui reste avec un tiers objet, le phallus, par le biais de l’enfant, puis par le maquillage. Le signifié du désir maternel (qu’on peut penser se rattacher au regard du petit cochon, à l’excrément dans la couche,  au sexe de l’enfant…) s’articule avec les signifiants concernant le phonème age (trait unaire). La métaphorisation de ces termes intervient autour d’un signifiant qui s’entend par l’énonciation de stérilité des hommes en même temps qu’il inscrit le sujet dans un logique  du temps arrêté : un « pas d’enfant » qui semble s’énoncer par une autre référence au temps arrêté : tu as tout âge, ou enfin un nouveau sens se génère, le tatouage : devenir une jolie fille à son tour qui peut consentir à échanger le phallus.

 

 

 Les schémas suivant sont des esquisses pour la construction des schémas L. 

 

S (question : qu’est-ce qu’une femme ?  jolie filles)                                    (a)utre(excréments, couche) = mère

 

 

 

 

Moi (fille perdue)                                                                                    Autre = père (libertin, cochon)

 

 

 

 

 

 

 

 

S (question : qu’est-ce qu’être mère? mère)                                                autre = ami

 

 

 

 

Moi (fille on n’a pas eu)                                                                                    Autre = père (stérile)

                       

 

 

 

« Rêve d’or » condensation de « Révolution d’Octobre », Lacan, « Radiophonie », Autres Ecrits.

 

Tatouage condensation ou métaphore de « tu as tout âge » ?

 

La fille on n’a pas eu ou la fille qu’on a perdu…

 

 

$

S

S1

S2

a

Moi

Autre

I(a)

I’(a)

autre

F

X

-

Question jolie fille

age

libertinage

orifice

Jolie fille

Père libertin

Petit cochon

Excrément, couche (maquillage)

mère

F

Fille perdue

-

Question mère

age

Tu as tout âge

orifice

Jolie fille

Père

stérile

Jolie fille

Mère

ami

F

Fille pas eu

-

Question femme

age

tatouage

orifice

Jolie fille

Mari

Jolie fille

Femme

enfant

F

Fille stabilisée

 



[1] Intervention à Berlin Die Zeit der Deutung- Le temps de l’interprétation Juin 2011à partir des notes de synthèse des interventions pour un séminaire fait conjointement avec Elisabeth Muller à Beaune en 2004-2005. 

[2] L’expression de cette jeune femme ne signifie  t-elle pas le rôle  du symptôme pour Lacan  : quelque chose de vital pour le sujet.

[3] L’horreur qu’elle signifie, n’était-elle pas celle de l’objet a comme  regard.

[4] « Radiophonie »,

[5] FREUD, S. « Fragment d’une analyse d’hystérie (Dora) », 1909, traduit par Marie Bonaparte et Rudolphe M. Loewenstein in Cinq Psychanalyses, P.U.F., Paris,  1954, p. 59..