Fantaisie lacanien ou mathème freudien



 

Fantaisie [1] Lacanienne ou mathème freudien[2]

 

 

 

Nicolas Abraham et Maria Torok exploitent largement la piste des différents sens possibles et dans toutes les langues parlées ou  comprises par l’Homme aux loups. Il semble qu’ils recherchent ainsi la vérité que Freud n’était pas parvenu à faire ‘avouer’ à son patient. J’ai usé de cette démarche de recherche par le biais des associations translinguistiques non pas pour charger de plus de sens encore les apports de l’Homme aux loups, mais  pour explorer l’écart entre vérité et savoir, justement non exploré par ces interprétations, afin d’explorer les différentes fonctions des axes du langage mises en lumière par le bilinguisme de l’Homme aux loups et afin de souligner le malentendu courant selon lequel la psychanalyse  consisterait à faire avouer la vérité à un sujet.

 

Bien que les interprétations soient infinies par définition même, une psychanalyse passe par l’enrichissement de l’association verbale. Rendre compte d’une psychanalyse doit garder la trace de sa singularité et de cette richesse. Il ne me semble pas que cela soit possible par les mathèmes seuls et je ne pense pas que Lacan le voulait ainsi. Réduire l’être à un mot, un signe, une nosographie, aussi pertinents soient-il, ou réduire l’être à un mathème revient au même quant à leur effet d’effacement du sujet. Ainsi Freud s’est écarté de son Esquisse qu’il avait voulue « scientifique pour rendre compte de son dispositif de cure par des études de cas, par des vignettes cliniques, et par ce qu’il appelait lui même des  fantaisies.

 

 Il en a pourtant conservé un modèle du fonctionnement psychique, sorte de mathème dynamique qu’il reprend plusieurs fois et en dernier dans son Wunderblock. Les fantaisies freudiennes, ou encore les fictions qu’il propose à différents moments, ne sont pas là pour remplacer le sujet, et encore moins pour le réduire en miettes. Elles sont construites pour transmettre le savoir que le psychanalyste apprend du symptôme singulier du sujet.  Une fantaisie, un modèle, un mathème, comportent certains défauts. L’incomplétude en est toujours un. Or le psychanalyste ne peut pas se plaindre d’une incomplétude !

 

J’ai illustré ci-dessus  d’une certaine manière la question du savoir et de son écart avec la vérité chez l’Homme aux loups à travers l’usage de signifiants bilingues.

 

Cet écart apparaît également dans les mathèmes des quatre discours de Lacan [3]. J’aurais pu étayer mes propos sur le fait de cet écart à partir de nombreux autres exemples apportés par l’Homme aux loups lui-même ou par le seul exemple de (W)espe. Cet exemple peut être inséré dans le mathème du Discours de l’hystérique formalisé par Lacan, avec cependant une petite variante pour la névrose obsessionnelle. A la place de l’objet a, qui se retrouve dans ce discours en place de vérité, il suffit de mettre  une des figures du surmoi. Rappelons que le surmoi représente une figure féroce du  sujet, où l’objet a est une image-autre de lui-même. Pour construire ce mathème, à la place de l’agent (en haut à gauche) on trouve un signifiant du sujet, un signifiant qui représente le sujet pour un autre signifiant : W, mais barré de sa jouissance, laissant apparaître une question par rapport à l’identité sexuelle qui s’appuie en fin de compte sur la castration ou la mort.  A la place de l’autre, S1, (en haut à droite) se situe le Professeur Wolf, le Maître Loup, en l’occurrence Freud, qui pourrait figurer  plus tard comme Maître Mort. Pourrait y figurer également la guêpe pour représenter Groucha. On pourrait écrire un W, comme lettre non barrée mais associée avec la mort comme maître (Maître Mort). C’est le signifiant maître qui à l’occasion de ce rêve apparaît avec sa signification phallique.  A la place du savoir, S2, (en bas à droite) le réservoir des signifiants, se retrouvent toutes les associations de l’Homme aux loups. En l’occurrence, dans cette vignette sans laquelle nous ne pouvons construire ce mathème, il convient de mettre Espe, donc S P, les initiales de Serguei Pankejeff  qui surgissent au cours d’une séance d’analyse, à partir de sa relation de transfert avec Freud, autre Maître Loups, alors que ce savoir n’aurait pas été accessible sans le dispositif analytique. A la place de la vérité, (en bas à gauche)  le signifié de la lettre V, ou le contenu de cette lettre, à savoir le signifié du désir de la mère et qui apparaît dans la cure du névrosé obsessionnel comme figure féroce : loups, guêpe…

 

 J’ai remarqué que pour la névrose obsessionnelle, les termes qui tiennent la place de l’autre et la place de la vérité dans ce mathème sont parfois interchangeables. A travers  ce constat apparaît en clair le fonctionnement en miroir entre l’objet a (place aussi où nous pouvons figurer des instances surmoïques)  et l’autre (place aussi du phallus symbolique ou du signifiant maître), ainsi qu’entre le sujet (le moi dans la configuration freudienne) et le savoir qui en est produit mais qui est d’ordinaire refoulé (réservoir de ses  représentants, le ça en termes freudiens).   Ces figures du miroir se produisent en certaines circonstances. Pourrait-on dire que le sujet  s’aperçoit en S2,  puis  en a lorsque le miroir plan (de l’Autre) s’efface ? Ce qui vient au premier plan est plutôt un signifié du corps halluciné, celui du désir de la mère, celui qui est recouvert par la lettre ou le signe V,  à priori liée au signifiant maître (W) pour l’Homme aux loups.

 

Donc, la place de ce signifiant (W) change, et avec  lui celle du signifié. D’abord par la métonymie, puis par la métaphorisation des signifiants. Au départ, c’est le signifiant qui marque le corps, en S1, et le divise. C’est l’avènement du sujet. On peut dire ainsi que le signifiant maître ordonne tous les autres signifiants. C’est ce que démontre le mathème de Lacan lorsque que les termes changent de position.

 

Cette fantaisie, si tant est qu’elle en soit une,  permet d’illustrer la disjonction de la vérité et du savoir dans le discours à partir du mathème lacanien. Ce qui est produit comme savoir est intimement connecté à la vérité et pourtant, bien que la métonymie du désir déploie ses ailes, cachée sous le W de la guêpe, la vérité s’envole aussitôt pour se loger ailleurs ; mais elle ne se réduira jamais à une lettre (V), sauf sous la plume des psychanalystes !

 

Néanmoins, le discours trop plein de certains psychanalystes peut réduire le sujet à cette place d’objet a plus-du-jouir dans la fantaisie lacanienne.   C’est ce qui est arrivé de par la demande trop insistante de Freud, laquelle a poussé l'Homme aux loups hors du dispositif de la cure. Cette bévue s’est vue aggravée par le renversement de l’acte de paiement que réalise la collecte organisée en faveur du patient. Il s’est effectué ainsi un passage dans l’envers du discours qui ordonnait si bien les places tant que Freud occupait celle de l’objet a (ici l’objet regard), reflétant de temps  en temps le Maître phallique (Maitre Mort). [4]  Freud rend compte de ces instants, par exemple lorsqu’il parle de l’Homme aux loups qui se retourne pour vérifier le regard de son analyste, se retournant ensuite pour voir le signifiant V affiché sur l’horloge. L’Homme aux loups produit ainsi ses premiers symptômes passagers de la cure par ce jeu de regards.Freud notera que son patient s’interroge alors sur les intentions de son analyste, se demandant s’il doit se cacher pour éviter d’être dévoré : « Faut-il que j’aie peur de toi ? Vas-tu me dévorer ? Dois-je, comme le plus jeune chevreau, me cacher de toi dans le coffre de l’horloge ? »[5] Par peur d’une morsure (objet oral), l’échange de regards assujettit l’objet a comme occurrence (objet de regard) à l’Autre, porteur du phallus symbolique..

 

Mon autre petite  fantaisie, celle qui a du nez, m’a permis en même temps  d’examiner la richesse des  différents axes de langage et d’éclairer le pendant de la dénégation chez l’homme aux loups.

 

Par ailleurs, la position d’un démenti à l’intérieur d’une dénégation n’est pas exceptionnelle dans la névrose obsessionnelle ; c’est plutôt la règle. Est-ce que c’est le fait que le surmoi prenne une place prédominante et puisse y figurer à la place de a chez ces sujets, c’est-à-dire comme à la place de la vérité, qui propulse à nouveau le sujet, à l’occasion, dans un rapport avec l’Autre comme figure féroce ? La mort, figure prééminente dans la névrose obsessionnelle, prend alors les allures  du malin [6]  et le sujet se campe derrière ses inhibitions. [7]Le démenti obsessionnel, [8]pendant du langage déjà pour Freud, est ce qui se rapproche  des inhibitions, appelées à l’époque « aboulies ».[9]

 

 

 

Barbara Bonneau

 

Le 20 Août 2006

 

 

 

 

 

[1]Phantasie, mot que Freud utilise assez souvent et qui est traduit par J.-B. Pontalis en Fantaisie. Voir par exemple, S. Freud,  Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci. Edition Bilingue, Folio, p.111.

 

[2]Chapitre ajouté après 2004. Il s'agit d'un devéloppement d'autres chapitres. Séance de Séminaire de Barbara Bonneau et Elisabeth Muller, 2006. Extrait de la nouvelle version du livre: B. Bonneau, Les Mots dans l'Oeil, jouissance du miroir et vérité du sujet, Août, 2011. 

 

[3]Pour les quatre discours de Lacan voir J. Lacan,  « Radiophonie », 1970 in Autres Ecrits, Le champ freudien, Seuil, 2001, p. 447

 

 

 

[4]Discours du capitaliste selon Lacan.  Voir supra.

 

[5]S. Freud,  L’Homme aux loups, op.cit., Paris, Quadrige,  p. 38. Voir supra.

 

[6]Malin génie pour Descartes, fantôme pour Hamlet, Capitan Cruel pour l’Homme aux rats ou seulement, des figures de V (Loups, Professeur Wolf…) pour l’Homme aux loups. .

 

[7]S. Freud, Souvenir d’enfance de Leonardo da Vinci. Op.cit.

 

[8]S. Freud,  {Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, 1908, Gallimard, Folio Bilingue, traduit par J. Altounian, A. et O. Bourguignon, P. Cotet, Alain Rauzy,  p. 259.

 

[9]Encore une fois, il faut éviter que le langage ne nous induise en erreur. Les « aboulies » ici ne sont pas « ce qui est aboli à l’intérieur », comme dans le cas Schreber, mais plutôt ce qu’on appelle  aujourd’hui une dyspraxis, un apragmatisme, une indifférence.