Holophrase et stase

 

Holophrase et stase

 

Nous remarquons que l’holophrase telle que Lacan la situe ressemble à cette stase de la libido dans le moi décrite par Freud,[1] mis à part le  fait que la description lacanienne semble prendre en compte une structure de langage plutôt statique [2] ; tandis que la description freudienne concerne « un investissement » et de fait est plutôt dynamique. Freud se demande si cette stase ou reflux de libido dans le moi ne devient pathogène qu’après l’échec du délire des grandeurs. En effet, la description lacanienne de l’holophrase n’est pas spécifique au délire. C’est une formation inconsciente qu’on retrouve selon lui dans des interjections, par exemple : « Du pain ! » ou « Au secours ! », aussi bien que chez l’enfant débile. Cependant, nous remarquons que la structure de l’interjection semble loin du phénomène que nous étudions chez le schizophrène. Dans l’interjection nous retrouvons encore peut être quelque chose comme le Witz dans lequel le signifiant maître, S1, est laissé pour compte après la rencontre quasiment sexualisée des deux premiers signifiants. Dans celle-ci, où le mot-phrase désigne le sujet dans son acte de crier, le rapport sexuel semble entrer dans la langue d’une façon évidente dés lors que ces expressions sont fortement sexualisées avec une visée qui ne se trompe pas. Ainsi l’insulte  serait une holophrase que l’on rencontre fréquemment.[3] La structure[4] identifiée par A. Stevens comme étant celle du psychosomatique peut être incluse dans la série des holophrases, de même que le titre de certains  romans, par exemple, celui de William Faulkner, Absalon, Absalon. [5]

Il est intéressant de distinguer la fonction du cadre du tableau pour compléter ces formules. De cette manière nous pouvons distinguer les pathologies psychosomatiques chez le névrosé des pathologies psychosomatiques dans les psychoses. Il nous semble que le fonctionnement des ces phénomènes s’apparent à ceux de la dysmorphophobie.

L’investissement d’un objet extérieur est remarqué par la présence du signifiant, S1, même si aux premiers stades le petit être ne distingue pas cet objet de l’objet imaginaire. La libido qui est retournée dans le moi ramène, si l’on peut dire, par ce mouvement un objet imaginaire susceptible de faire partie de la série d’objets rêvés, susceptible aussi d’être inscrit sur le corps tel un objet corporalisé. Nous pouvons aussi parlé d’un objet  halluciné, comme dans le rêve, ou alors un corps halluciné.[6]

Rappelons les propos de ce patient au début de son hospitalisation :

On m’a pris pour un lion par l’adjectif trop parfait de moi, pour ma clé, mon échappée, ma naissance, mon accident. Je suis l’adjectif parfois, je refuse tout traitement, je suis un mage, une étoile, l’échappé, je suis un peu un pur, un adjectif parfait. Je me bats depuis un an avec mon visage, mon image, quand j’étais encore dément, je n’étais pas encore démantelé par la doctrine.’[7]

La répétition du phonème ou du signifiant ‘age’ fonctionne comme un moteur pour le reste du discours, et semble être  retenu pour faire des séries.[8] Dans cette séquence, le phonème apparaît six fois, dans : adjectif (3 fois), mage, visage et image, chaque fois avec la même homophonie. Nous avons remarqué que la signification du mot « age » est absente ici. Il n y a pas de transaction paradigmatique consciente entre le signifiant et le signifié: age. Est-ce seulement une coïncidence si ce signifiant apparaît aussi bien dans le mince discours qui concerne pratiquement la seule chose qu’il connaît de son père biologique : que celui-ci s’est tué en tombant d’un échafaudage ? 

En 1858, un certain Dr. Richarz dit, à propos de la mélancolie agitée et de la manie  que cette dernière est toujours liée à la formation des séries. Il reconnaît que celles-ci  obéissent aux lois d’association et de reproduction – allitération et assonance du mot, identité et contraste de l’idée. Il est même au courant du travail des linguistes de son époque et maintient que ces lois exercent aussi leur empire sur le langage « apparemment des plus confus, des fous furieux ». Souvent, il n’est pas possible de saisir la preuve de cet empire des lois d’association du seul fait que, « un seul pas entraîne mille relations », et « les combinaisons de représentations se succèdent avec une telle rapidité et se forment en nombre si élevé, pour se dissoudre aussi vite, qu’elles échappent à toute observation orientée vers elles. » L’observateur, ignorant la vie du sujet, en reste ignorant « pour ce qui concerne les liaisons spéciales que les représentations ont formé chez l’individu observé, compte tenu de son expérience personnelle de vie ».[9]Le Dr. Richarz semble persuadé que ces séries syntagmatiques comportent aussi une « clé » pour la compréhension de l’expérience du malade.

Ces éléments, apparaissant ici comme un retour du signifiant réel, sont présents au départ du délire du patient dans ce délire et dans d’autres répétitions homophones. Le signifiant ‘age’ semble déterminer, au moins en partie, et particulièrement à certains moments, la localisation de la jouissance de l’Autre sur le visage du sujet. Les jours précédant son anniversaire ce signifiant reparaît, rappelons-le, sous la forme d’un phénomène psychosomatique commémorant ce jour pour lui. Dans ces circonstances il y a une relation entre le signifiant et le signifié. Même avec l’échec d’identification de sa forme dans le miroir, il semble associer l’image qu’il voit comme lui appartenant par l’artifice de ce signifiant qui pourrait être considéré comme étant le trait unaire ou,  einziger Zug, celui qui incarne.[10] C’est le signifiant phallique que nous repérons dans ces répétitions stéréotypiques. De même que chez l’Homme aux loups,où le V qui se dédouble. Cependant, peut-on vraiment déterminer un signifiant maître chez le schizophrène ?

Rappelons que S1 correspond pour Lacan à un terme d’une suite d’identifications et S2 correspond à un terme appartenant à une suite de sens.[11]La différence entre le schizophrène et le petit enfant qui rêve par exemple va se jouer semble-t-il dans l’intervalle S1-S2, ou peut-être en termes freudiens, au niveau où dans la schizophrénie la circulation libre entre le préconscient et l’inconscient est coupée. Nous remarquons également la ressemblance entre l’holophrase (ou stase) et la Prägung, (ou frappe) d’un événement psychique traumatique originaire. Cette Prägung ne se réfère donc pas ici à la forclusion du signifiant phallique mais à une formation qui prend sa place tout en restant rattaché à celui-ci. Cette formation permet son surgissement inhabituel comme formation onirique (voile, formation dyslexique, etc.).

Souvenons nous du cas de cet enfant pour lequel l’écriture de son prénom à côté de la lettre qui représente sa mère (vraisemblablement le signifiant phallique) pose problème. L’entrechoc des signifiants premiers dans l’inconscient ne laisse pas de doute, et le sujet ressent les effets de ce que nous pouvons penser être une holophrase temporaire. Or il faut ici distinguer le verbe  « s’holophraser », du nom  « holophrase ». Si nous pouvons dire que l’accrochage momentané des signifiants qui nomment le sujet s’holophrasent, nous ne pouvons pas dire qu’il s’agit là d’une holophrase. Le nom propre importune ce sujet névrosé. [12] Et cet enfant, qui ne rêve pas, est rendu ici momentanément débile.[13]

Dès lors, nous remarquons une similarité entre l’oubli des mots et le rêve. Nous devons nous rappeler ici que pour Freud le rêve est d’abord un récit, qu’il étudie donc comme un texte, ce qui le ramène à une étude du langage.

 

 



[1] Voir supra. Texte extrait de ma thèse (2001) et mon livre Les Mots dans l'Oeil, Jeux de la Vérité de l'être spéculaire (2004). Corrigé et anoté. 

[2] Note ajoutée après 2004. Au regard de la question des « temps logiques », il ne faut pas prendre  la notion de « structure » pour « statique » au risque d’avoir des pieds nickelés avant même de conclure.   Nous le faisons ici pour montrer à quel point que Lacan prend plutôt au pied de la lettre la dynamique freudiennne de l’inconscient pour illustrer sa logique structurée.   Lacan lui-même critique la notion de structure comme classe dans  sa réponse aux questions de Robert Georgin pour la radiodiffusion Belge, 1970 : « Si j’insiste à marquer ainsi mon retard sur votre hâte, c’est qu’il vous faut vous souvenir que là où j’ai illustré la fonction de la hâte en logique, je l’ai soulignée de l’effet de leurre dont elle peut se faire complice. Elle n’est correcte qu’à produire ce temps : le moment de conclure. Encore faut-il se  garder de la mettre au service de l’imaginaire. Ce qu’elle rassemble est un ensemble : les prisonniers dans mon sophisme, et leur rapport à une sortie structurée d’un arbitre : non pas une classe. » Reproduit in Lacan, J. Autres Ecrits, »Radiophonie », Seuil, p. 433.  Est-ce que c’est dire que la hâte rassemble les moments d’un arbitraire face au leurre ?  Si nous prenons S1 et S2 comme des moments de cet arbitraire, la hâte pourrait s’entrevoir comme l’action qui holophrase ces termes lorsqu’elle se met au service de l’imaginaire et produit la certitude.  Souligné par moi-même.

[3] Nous pensons non seulement à notre patient lorsqu’il entend par exemple : Tu es un chial, ou bien à Ernest Langer (l’Homme aux rats) qui, interpelé par son père, profère une suite d’interjections : Toi lampe, toi serviette, etc. ; mais également à ce qu’on peut entendre tous les jours : des mots proférés pour réduire une personne ou un incident à une situation globale, monolithique.  

[4] Avec le terme de structure nous faisons référence à l’holophrase et non à une structure clinique : psychose, névrose, ou perversion. Voir supra.

[5] Note ajoutée après 2004,  Extrait de B. Bonneau,  « L’holophrase, Absalon, Absalon », 2006: Dans sa fable allégorique du Sud des Etats-Unis, pré et post Guerre de Succession, Absalon Absalon, William Faulkner raconte par flashbacks successifs, principalement par la voix de Quentin Compson, les ambitions et la chute de Thomas Sutpen, sudiste pauvre devenu propriétaire terrien et esclavagiste par une forme de corruption dont le lecteur ne saura quasiment rien,. C’est à travers les certitudes idéologiques qui prédominaient encore le Sud à l’époque de Faulkner qu’adviendra sa chute. Car la chute du Sud est intimement imbriquée avec celle du personnage principal, Sutpen ; destin scélé par un événement infantile,  « oraculaire ».  Cette histoire de Faulkner est celle de la corruption, du pouvoir (par l’argent et par le prestige), de l’inceste et du meurtre. Nous entendons dans  Absalon, Absalon, une holophrase de cette situation entière, monolithique, au delà de la condensation de la phrase de David (de la Bible) qui clame encore une fois son immense douleur, son désir de faire pénitence pour avoir oublié  un jour le respect de la Loi, et sa demande d’absoloution. A travers le titre, Faulkner lui-même exprime son immense douleur pour son pays, le Sud. Mais cette peine est inséparable de son identité même, selon une sorte d’holophrase, Absalom, absolve them,  absolution. Notons qu’Absolution est le titre d’un manuscript de Faulkner. 1932, Faulkner Small Manuscripts Collection, Archives and Special Collections, J.D. Williams Library, The University of Mississippi.

[6] Ces dernières deux phrases ont été ajoutées après 2004.  Voir FREUD, S. L’interprétation des rêves.  Op.cit.

[7] Une tentative d’interprétation  ou recherche de sens, est une recherche sur l’axe paradigmatique.

[8] J.  Lacan,  Le Séminaire III, op.cit., p. 261.

[9] « Uber Wesen und Behandlung der Melancholie mit Aufregung (Melancholia agitans) » traduit par M.C.  Lambotte, op.cit. p. 71. Souligné par nous. 

[10] J. .Lacan,, Le Séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, 1964-65, Seuil, 1973, p. 129.

[11] Ibid., p. 215-216.

[12] J. Lacan,  « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien », op.cit., p.826.

[13] Voir supra.