Mais quand même la petite souris, questions sur la croyance



 

Mais quand même…. la petite souris [1]

 

L'œuvre freudienne semble vouloir dénoncer le caractère névrotique et obsessionnel de toute croyance. [2] Pour Freud, le but même de l’analyse est de ramener la réalité psychique inconsciente représentée par les croyances vers une réalité consciente, semblable, selon sa théorie, à la réalité matérielle ou historique.

 

Je cite ici Freud dans, « Fragments d’une analyse d’hystérie » ou le cas Dora  de 1905 « Enprésence d’une semblable idée prévalente, après avoir pris connaissance et des motifs conscient et des vaines objections qui s’opposent à ces derniers, que convient-il de faire ? On se dit que cette série d’idées hyperpuissantes doit son renforcement à l’inconscient. Elle ne peut être résolue par le travail intellectuel, soit qu’elle-même s’étende avec sa racine jusqu’au matériel inconscient refoulé, soit qu’une pensée inconsciente se cache derrière elle.» [3]

 

Dans cette perspective, la croyance, ici préjugé ou pensée réactionnelle, est une manifestation  d’une vérité refoulée. 

 

Lacan va un pas plus loin et insiste sur le fait que la croyance elle-même n’étant pas inconsciente suppose le support de l’autre. (avec un petit a ?) Ici nous pouvons entrevoir des phénomènes de transfert qui sont problématiques particulièrement dans les cures de névrose obsessionnelle. De ce point de vue les croyances paraissent comme quelque chose venant s’ajouter de l’extérieur. Il faut un crédule et un mystificateur. En effet, la mystification de l’enfant que certains assimilent à une tromperie, est l’affaire des adultes. La subjectivité de l’enfant n’entre pas pour autant en ligne de compte.

 

Néanmoins, si l’enfance ne peut pas forcement être caractérisée par une ressemblance à la névrose, obsessionnelle ou hystérique, elle peut être élucidée par une prédominance des croyances : croyance au père Noël, à la petite souris, croyance aux fantômes, aux sorcières, aux croques mitaines, croyances aux origines énigmatiques, voire fantastiques (naissances secrètes, adoptions, enlèvements, etc.), croyance à la tout puissance de ses pensées ainsi que croyance au phallus de la mère…

 

Donc les croyances appartiennent en tout premier lieu à l’enfance. (« Remarques sur un cas de Névrose Obsessionnelle » ou L’homme aux rats de1909)  Freud relève le  sentiment d’ Unheimlich (inquiétante étrangeté)  ressenti par l’Homme aux rats lorsque celui-ci parle de sa crainte ou croyance infantile que son père pourrait mourir s’il tentait de voir des femmes nues :

 

«Nous avons ainsi, dit Freud,  une pulsion érotique et un mouvement de révolte contre elle ; un désir (pas encore obsessionnel) et une appréhension à lui opposée (ayant déjà le caractère obsessionnel) un affect pénible et une tendance à des actes de défense. C’est l’inventaire complet d’une névrose. Il y a même quelque chose de plus, une sorte de formation délirante à contenu bizarre : les parents de l’enfant connaîtraient ses pensées, car il les exprimerait sans entendre lui-même ses paroles. Nous ne tromperons guère en admettant que cette explication tentée par un enfant comportait  un pressentiment vague des phénomènes psychiques étranges que nous appelons inconscients, et dont nous ne pouvons nous passer pour l’explication scientifique de ces manifestations obscures. « Je dis mes pensées sans m’entendre » cela sonne comme une projection à l’extérieur de notre propre hypothèse suivant laquelle on a des pensées sans le savoir ; il y a là comme une perception endopsychique du refoulé. »[4]  

 

La croyance ici de la toute puissance des parents ressemble à une sorte d’accessoire acquis, que Freud nous informe être une projection d’un savoir inconscient destiné à être refoulé laissant subsister une idée obsédante.

 

Nous pouvons déjà soupçonner que les croyances, toutes les croyances, ont un lien avec la sexualité ou avec la mort. Autrement dit, avec le réel, un impossible qui ne peut pas se dire. Dans cette perspective, la difficulté pour certains enfants à renoncer à leurs croyances s’appréhende sous une lumière différente que celle de la soumission à la convoitise en attente d’un cadeau. Ils ne peuvent y renoncer qu’en temps voulu, et encore...

 

Autrefois on croyait…en ceci ou cela, jusqu’au jour où le voile de la naïveté se lève, et s’il est possible de dire nous ne croyons plus, il n’est pas possible pour autant de dire que ce qui a fondé la croyance a disparu totalement. Cet élément là et toujours et déjà là…

 

Comment  alors expliquer ce « phénomène » ?

 

Lors d’un article de 1927, « le Fétichisme » Freud  replonge dans cette problématique de croyance  à partir d’une réflexion autour du Verleugnung (traduit généralement par le mot déni). Ce terme définit comment l’enfant se rend compte, pour la première fois, de la différence sexuelle. Il remarque l’absence du pénis dans la réalité. Il désavoue son découvert afin de conserver sa croyance à l’existence du phallus maternel. Cependant, il ne peut garder sa croyance qu’à un certain prix. « Il n’est pas juste de dire, dit Freud, que  l’enfant, ayant observé une femme a sauvé, sans la modifier, sa croyance que la femme a un phallus ; dans le conflit entre le poids de la perception non souhaitée et la force du contre-désir, il en est arrivé à un compromis comme il n’en est de possible que sous la domination des lois de la pensée inconsciente--- les processus primaires. Dans le psychisme de ce sujet, la femme possède certes bien un pénis, mais ce pénis n’est plus celui qu’il était avant. Quelque chose d’autre a pris sa place, a été désigné, pour ainsi dire, comme substitut et est devenu l’héritier de l’intérêt qui lui avait été porté auparavant. Mais cet intérêt est encore extraordinairement accru parce que l’horreur de la castration s’est érigée en monument en créant ce substitut. La stupeur devant les organes génitaux réels de la femme qui ne fait défaut chez aucun fétichiste demeure aussi un stigma indélébile du refoulement qui a eu lieu. On voit maintenant ce que le fétiche accomplit et ce par quoi il est maintenu. »[5]

 

Dans cet article de 1927 Freud est loin de porter un éclaircissement à la perversion fétichiste. Il traite ici un préalable à cette élucidation, montrant comment une croyance peut être abandonnée et conservée à la fois. (En 1938 ce compromis » devient le clivage du moi).

 

Le processus en jeu dans le fétichisme  est différent de celui de la dénégation. Ce qui a joué lors des processus primaires n’est pas de l’ordre de la croyance (au moins de prendre en conte la traduction qui fait Lacan plus tard de l’Unglauben, l’incroyance, où il « manque un terme de la croyance » dans la psychose). Freud constate combien on serait loin du fétichisme si le sujet adoptait comme solution d’halluciner le phallus là où il n’ y est pas. 2/5/1897 

 

Rappelons par exemple le cas du petit Hans où celui-ci, remarquant le sexe de sa nouvelle petite sœur une première fois pense que celui-ci est tout petit mais qu’il poussera avec le temps. (« Mais son fait pipi est encore petit » et il ajoute, en consolation : « Mais elle grandira, et il deviendra plus grand. ») Il dénit par-là l’absence du membre. Ce démenti ressemble au Verleugnung du pervers. Cependant il est tout autre. 

 

A un moment donné, Freud note un virement subjectif chez Hans. Voici ce qu’il dit: « Le père de Hans a noté encore une observation datant de la période qui suivit immédiatement le retour de la famille à Vienne : « Hans (4 an et ½) assiste de nouveau au bain de sa petite sœur et commence à rire. On lui demande : « Pourquoi ris-tu ? » Hans – « Je ris du fait –pipi d’Anna. » « Pourquoi ? » -- Parce que son fait-pipi est si beau. » « La réponse dit Freud, n’est naturellement pas sincère. Le fait-pipi lui semblait en réalité comique. C’est, de plus, la première fois qu’il reconnaît aussi expressément la différence entre les organes génitaux masculins ou féminins, au lieu de la nier. »[6] 

 

Bien que le refoulement fasse son œuvre pour ce qui concerne l’absence de pénis chez sa sœur, et que ce refoulement est marqué par la dénégation du petit Hans, son rire semble traduire son effroi précédant plutôt que d’un manque de sincérité. 

 

A cet égard, cette vignette clinique peut être à elle seule  notée comme composée de trois temps logiques, chacun marqué non seulement par le signifiant mais aussi par son rapport avec l’affect :

 

Premièrement, devant l’absence de pénis de sa sœur, le petit enfant est saisi d’un affect, à priori le même effroi que chez le futur fétichiste. Ce temps marque, dans cette communication, une affirmation pour le petit Hans (Bejahung) d’un manque imaginaire  corrélé à un manque dans le symbolique. Néanmoins,  ce manque s’entame par son articulation avec un signifiant, que Lacan nomme signifiant phallique, pour indiquer le désir de la mère.

 

Deuxièmement, l’expulsion (Ausstoßung) qui n’est pas ici l’estampille d’un Verwerfung, mais la mise en dehors  de ce nouvel objet, « l’étranger au moi », marqué par la transformation de l’effroi en rire. L‘objet est expulsé s’articulant avec un nouveau  signifiant.

 

Et troisièmement, le jugement de condamnation, un « substitut intellectuel du refoulement, dit Freud, son non est un signe de marquage de celui-ci, un certificat d’origine comparable au « made in Germany ». [7]   Ici, le refoulement correspond au refoulement de la représentation du manque. La nature est celle du refoulement originaire, donc le refoulement du signifiant phallique. Ce qui vient à la place est un autre signifiant, qui s’articule avec celui de la négation. (le NON du père)

 

C’est ce deuxième temps logique qui semble particulièrement intéressant ici, comme première épreuve de répudiation. L’affect du temps de compréhension (flottement)  par l’articulation avec le signifiant phallique semble se transformer en rire. De cette manière, cet affect pourrait ainsi être considéré comme accompagnant le temps d’expulsion. Le rire est à saisir ici dans sa relation avec l’effroi. Là où l’affect est refoulé chez le fétichiste, et constitue le socle du monument phallique, ici il est transformé en rire par l’expulsion de l’objet et l’articulation avec un  nouveau signifiant qui, dans le même instant, fait place au troisième temps du refoulement du signifiant..

 

Il en va de même chez l’enfant non initié aux mystifications de l’adulte quand il découvre accidentellement la vérité derrière leurs mensonges ritualisés. Il est fréquent qu’un malaise accompagne la mise en jeu de sa subjectivité. Comment est-ce possible? : Il n’y a pas de Père Noël ! A l’occasion de son initiation l’enfant raconte quelque fois, qu’il n’est plus dupe avec un rire qui montre bien cette part de réel qui reste de sa croyance infantile.

 

On pourrait rapprocher cet accès à la crise que Freud reconstruit chez le futur fétichiste, où elle est inaccessible.

 

Bien que des moments de panique sont possible chez le fétichiste, et que ce temps correspond à un traumatisme chez celui-ci, le contenu qui est inaccessible n’est pas la croyance. C’est l’affect. La représentation reste intacte mais elle est déniée. C’est là le Verleugnung du fétichiste. Pour le petit Hans un élément de savoir (ou de doute) persiste qui devient, grâce au refoulement, un support inconscient de la dénégation et de sa phobie.

 

A la sortie de cette problématique, il reste chez le névrosé un « je sais bien mais quand même » qui n’est pas le propos d’un fétichiste. Chez le fétichiste il n’y a pas de croyance parce qu’il  y a un fétiche. Pour le fétichiste, il y a fétiche que parce que le fétichiste sait que les femmes n’ont pas de phallus. Chez le petit Hans il n’y a pas de fétiche parce que l’élément du savoir inconscient (le ‘mais quand même’ de la croyance au phallus) est désormais investi ailleurs.

 

Le rire chez le petit Hans souligne la proximité du réel associé à la croyance avant le refoulement et le déplacement inconscient du signifiant pour construire la phobie, de même que le souvenir écran chez d’autres sujets montre également un souvenir sensoriel exagérément fort dont la partie sensorielle n’est pas relégué au refoulé avec ses signifiants. C’est cependant la partie inconsciente associée à ce souvenir sensoriel qui sert à prêter foi à la scène reconstruite. Le souvenir écran relatif au découvert anatomique est lié à la croyance de diverses manières. Il peut co-exister avec le fétiche, rendre compte de son origine (la dernière chose vue avant la rencontre fatidique, une odeur persistante) et mais ne constitue pas en soi un élément différentiel.

 

Ces formations, rire d’effroi et souvenir écran, ont une valeur non seulement réactionnelle mais une valeur de couverture (de sexe ?) liées à la croyance, petit écran contre le réel pour les sujets névrotiques tandis que l’instauration du fétiche évacue le problème de la croyance.

 

La croyance infantile antérieure à la formation du symptôme signale qu’il n’y a pas encore eu refoulement. Il signale le désir qui agit à distance sur le matériel conscient derrière l’écran de la croyance où se manifeste les lois des processus primaires. La croyance à une petite souris qui prend la dent de lait en échange d’argent est bien cette forme de démenti et non pas un fétiche. De cette manière elle ressemble plus à une  formation réactionnelle temporaire face au trou et l’effroi laissé par la perte d’une dent---une réactivation de l’horreur devant le manque du phallus.

 

Pour les sujets chez qui les croyances persistent sous une forme névrotique (chez l’adulte, ou alors chez l’enfant ayant déjà constitué un symptôme,) le « mais quand même », signale néanmoins que le désir du jugement de condamnation est bien refoulé. Cette expression entre ainsi dans la catégorie des phénomènes à propos desquels la psychanalyse a fait sa réputation.

 

Le problème pour l’analyste, et Freud en fait part, est de rester dans sa place d’analyste, malgré le fait qu’il soit si frappant d’entendre quelqu’un dire, « je sais bien ou je savais bien que, etc.. ». La croyance figure ainsi dans les phénomènes de transfert. Le « mais quand même »  pourrait toucher de cette façon les résistances (ou quelque chose de réel) de l’analyste, ce dont il ne veut peut-être rien savoir lui-même. De cette manière nous pouvons apercevoir que la croyance semble jouer un rôle non négligeable chez le sujet et contrairement à ce qu’a dit Freud, il faut qu’elle survive au démenti --- jusqu’à ce qu’il n’ait plus d’utilité.

 

Barbara Bonneau

Orsay, le 5 janvier 2006

Collège Clinique

EPFCL

 

 



[1] Texte inspiré largement du texte d’Octave Mannoni « Je sais bien mais quand même », nov. 1963, Les Temps modernes, Janvier 1964, n° 212, repris dans Clefs pour l’imaginaire ou l’Autre Scène, Points Seuil, 1969.pp. 9-33. Octave Mannoni doit lui–même le titre de son texte à un patient de Freud qui a dit à son analyste au retour des vacances d’été qu’un devineresse avait prédit que son beau-frère mourrait pendant l’été, empoissonné par des crustacés. « Je sais bien que mon beau-frère n’est pas mort mais quand même cette prédiction était formidable. », propos qui étonnent beaucoup Freud déjà dans son temps même s’il se préoccupe d’un autre problème. On trouve cette citation dans un petit texte sur la télépathie       

[2] On peut citer ici : « Actes obsessionnels et actes religieux » (1907), « Totem et tabou »  (1912), « l'Avenir d'une illusion » (1927), « Malaise dans la civilisation » (1929) et, en [2]fin, « Moïse et le monothéisme « (1938).

[3]p. 39

[4] p. 205

[5] Le fétichisme, 1927 p. 134-135.

[6] FREUD, S. « Analyse d’une phobie chez un petit garçon de 5 ans (Le petit Hans) », in op.  Cit.

[7] FREUD, S., « La négation », 1925, traduit de l’allemand par J. Laplanche, in Résultats, Idées Problèmes, vol. II, Paris, P.U.F., 1987.