"La langue m'a frappé dans les yeux", Articulation entre le rejet du signifiant primordial et l'image pathologique de soi, De l'empreinte, à l'image. *

 Barbara BONNEAU


Directeur de Recherche : Pierre FEDIDA 

Mémoire soutenu comme exigence partielle

du DEA de Psychopathologie Fondamentale et psychanalyse

 

Université de Paris VII

 UER de Sciences Humaines Cliniques 

1994

 

 

 

 

 

 

 

 


SOMMAIRE

 

 

Introduction…………………………………………………………………………………...

 

PREMIERE PARTIE :

La relation du corps dans la formation d’une chaine de pensée originelle…………...

  1. La langue du Corps………...……………………………………………
  2. L’Image Homophone…………………………………………………….
  3. Le Miroir Maternel………………………………………………………..
  4. Métaphore Subjective? Ou Signifiant Stabilisant ?......
  5. Le Nœud de la Langue………………………………………………...
  6. Métamorphoses par Assonance…………………………………...…
  7. Les Voies Insolites de la Langue……………………………………

 

DEUXIEME PARTIE : La substitution à l’objet : conséquence de la non-métaphorisation de la perte……………………………………………………………….

1. Le Corps de la Langue…………………………………………………

2. Les Mots sont les Choses…………………………………………….

3. Du Pareil au Même………………………………………….…………

4. La Maçonnerie ou la Métaphorisation?..........................

5. Le Fort-da-da……………………………………………………………..

 

TROISIEME PARTIE : Autres phénomènes langagiers : un mode de fonctionnement schizophrène…………………………………………………………...

1. Langage Morcelé………………………………………………………...

2. Chutes de Parole……………………………………………………...…

 

QUATRIEME PARTIE : Le regard et la specularité chez le schizophrène…

1. Le Corps en Morceau

2. Catatonie dans l’Image…………………………………………….….

3. L’Inscription sur le Corps……………………………………………

 

CINQUIEME PARTIE : Bipartition……………………………………………………..…

  1. Isolé du Vide……………………………..…………………………….
  2. L’Intrus ou L’Immixtion………………………………………………
  3. L’autre Même…………………………………………………………
  4. L’Intrus Voilé……………………………………………………………
  5. Double ou Démenti……………………………………………………
  6. Intrus ou Prothèse ?.......................................
  7. La Chair de la Chose Parlante………………………………………..
  8. Symbolisation par Procuration………………………………………..

 

 

CONCLUSIONS……………………………………………………………………….…

 

  

I. Introduction

Ce travail trouve son point de départ dans une rencontre avec un patient schizophrène présentant une dysmorphophobie psychotique associée à des troubles du langage. Bien que cette rencontre nous ait semblé particulièrement fortuite par « l’intelligence originale » du trouble, les phénomènes rencontrés chez ce patient nous paraissent aujourd’hui beaucoup plus généraux. `

 

Pour développer des concepts métapsychologiques nés de cette première réflexion, nous reprenons partiellement cette observation, ainsi que des exemples cliniques tirés des séances de psychothérapie avec des enfants de structure psychotique. Des éléments du discours de Wolfson, dans son livre Le Schizo et les langues, Renée, le patient de M. A. Sechehaye dans Journal d’une schizophrène, et certaines écrits de James Joyce, sont aussi mis à contribution. Ainsi certaines questions laissées en suspens dans notre travail précédant peuvent être approfondies.

 

Dans le cas des enfants psychotiques, ou celui des écrits de James Joyce et dans une certaine manière ceux de Wolfson, ce qui est sensiblement différent, est qu’il n’y a ni délire, ni dysmorphophobie apparents. Pourtant, à les écouter attentivement nous pourrions penser qu’il y a déjà, ou depuis toujours, un fonctionnement langagier comme langage d’organe, et déjà, ou depuis toujours, une image de soi en relation avec celui-ci.

 

L’étude des phénomènes langagiers et l’image pathologique de soi chez des sujets psychotiques nous conduit ainsi à réfléchir sur le développement de la représentation et de la pensée en général.

 

Cette réflexion aborde la relation du corps dans la formation d’une chaine de pensée originelle par le biais du néologisme et du langage d’organe. La relation de ce langage avec la sensation de transformation corporelle sera ainsi développée en la première partie.

 

Le langage d’organe et le néologisme seront la signature de la substitution primaire à un objet partiel (objet a dans la théorie lacanienne mais non—encore a à ce stade). Cet objet trouve ces origines dans une empreinte sonore. La substitution du sujet à cet objet sera une des conséquences majeures de la non-métaphorisation de la perte. Ce processus est développé dans la seconde partie de ce mémoire.

 

D’autres phénomènes langagiers qui signalent le mécanisme du mode de fonctionnement schizophrène seront également étudiés dans la troisième partie de ce travail.

 

C’est par le biais de la langue qu’on abordera le regard et la specularité chez le schizophrène. La notion d’une polarité schizophrène sera enfin élaborée par la mise en valeur de différents mécanismes de défense. Ces notions sont présentées dans une quatrième et cinquième partie.

 

              

 

 

PREMIERE PARTIE

 

 

 

 

La relation du corps dans la formation

D’une chaine de pensée originelle.

 

 

« Nous avons entendu, quand nous faisons partie de ce qui nous es dit. »

Martin Heidegger

 

 

 

Le premier moment de notre réflexion concerne la relation du corps dans la formation d’une chaine de pensée originelle.

 

  1. La Langue du Corps

          

Dans un retour aux processus premiers, le désinvestissement d’objet dans la schizophrénie incluse l’apparition d’un surinvestissement du moi propre. Selon Freud, l’altération du langage suit une désorganisation particulière devenant souvent une forme de langage d’organe différente de la conversion hystérique en ce que les mots subissent certaines transformations identiques à ce que l’on observe dans le rêve.  

 

Nous reprenons l’exemple que Freud reprend lui-même des dires d’une malade de Tausk pour expliquer la formulation, « langage d’organe ». Ce concept important doit être souligné dans toute étude sérieuse sur l’effet du langage sur le corps : « Les yeux ne sont pas comme il faut, ils sont tournés de travers. »

 

Selon Freud, cette malade explique elle-même ses propos, dans un langage cohérent, en lançant une série de reproches contre son bien-aimé.

 

                « Elle ne peut pas du tout le comprendre, il semble à chaque fois différent, c’est un hypocrite, un tourneur d’yeux, il lui a tourné les yeux, maintenant elle a les yeux tournés, ce ne sont plus ses yeux, elle voit maintenant elle a les yeux tournés, ce ne sont plus se yeux, elle voit maintenant le monde avec d’autres yeux. »

 

              « Les déclarations de la malade sur son incompréhensible discours ont la valeur d’une analyse ; car elles contiennent l’équivalent de ce discours sous une forme d’expression communément compréhensible ; elles nous introduisent en même temps sur la signification et la genèse de la formation de mots chez le schizophrène. En accord avec Tausk, je fais ressortir de cet exemple le fait que la relation ç l’organe (l’œil) s’est arrogée la fonction de représenter le contenu tout entier. Le discours schizophrénique présente ici un trait hypochondriaque, il est devenu langage d’organe. »[1]

 

Freud indique ainsi la relation du corps dans la formation des néologismes. Il note également que la représentation de mot devient une représentation de la chose par un processus métonymique où la partie représente le tout ; Il souligne la l’importance, dans toute la chaine des pensées, d’éléments, qui ont pour origine le corps (ou plutôt la sensation de celui-ci).

 

L’infans[2], comme le psychotique, semble faire corps avec la langue. Nous retrouvons la une re-formulation de l’expression de Freud, « langage d’organe », qu’on entend bien ici dans le sens d’objet partiel, objet métonymique par excellence, qui se déplace dans le discours du sujet mais qui ne trouverait jamais sa permanence de concept hors de la présence de celui-ci dans le hic et nunc.

 

Lacan dira, à la suite de Freud, que le matériel du discours se rapporte au corps propre. La relation à celui-ci «caractérise chez l’homme le champ en fin de compte réduit, mais vraiment irréductible de l’imaginaire ».[3]

 

  1. L’Image Homophone

 

Nous avons observé ce type de langage d’organe, qui peut semble fortuit si ce n’est la régularité avec laquelle il revient, chez un enfant de structure psychotique. Elle dit quelques instants avant de les dessiner : « Il y a des fourmis en moi ». La sensation d’engourdissement, ou des « fourmis » du corps de cet enfant se terminent comme des points qu’elle dessine sur la feuille du dessin. De l’expérience sensorielle des fourmis induite par l’engourdissement du corps aux fourmis qui courent sur la page il n’y a qu’un pas dans le vécu de sujet psychotique. Cependant ce qui paraît encore plus curieux est la façon dont cette expérience semble avoir été induite à ses débuts. Les fourmis se sont manifestées en relation avec le mot sourire. Elles semblaient avoir pour origine le discours maternel, prononcé lors de cette séance où le sujet était présent. « Je n’arrivais pas à lui faire faire un sourire. » Ces phénomènes se sont produits également, et à plusieurs reprises, quand ce sujet a dessiné un personnage avec un sourire, et des « fourmis » sur la figure.

 

En effet, c’est au moment où la mère de l’enfant commence à parler de son sourire que nous avons entendu le rire de celle-ci. Or, le mot sourire contient déjà la racine rire. Le verbe sourire, conjugué à la troisième personne de l’indicatif présent (« elle sourit ») et le mot fourmis partagent des phonèmes ou et mi. Nous savons également avec quelle fréquence l’expérience fou rire est employée en relation avec les malades mentaux. La coexistence temporelle de ces mots et de leurs effets semble être provoquée par leur rapprochement homophonique.

 

Cet exemple ne suffit peut être pas encore au lecteur pour le convaincre de la présence d’un processus de pensée qui ne procède pas par l’absence de l’objet mais bien au contraire, par sa présence. Quoi qu’il en soit, il est difficile de rester insensible aux effets d’une langue qui nous paraît désormais quelque peu étrangère aux fonctions représentatives habituelles.

 

De cet ordre d’idées nous retenons en premier lieu, tout comme Freud, mais de façon plus précise quant à son mécanisme, la manière dont le langage peut donner des images qui trouvent finalement leur expression dans les transformations corporelles dans la psychose.

 

  1. Le Miroir Maternel

 

En tant que matière sonore, la voix agit en laissant une empreinte, une sorte de message primitif.

 

Envisager la voix sous cet angle permet de mieux comprendre comment elle revient dans le réel dans toute sa matérialité, comment elle participe aux échanges avec les autres parties du corps, et comme le discours reflète, en tant que miroir primitif, la première image de soi.

 

Le miroir de la mère, tel qu’il est envisagé par Winnicott, fournit des indices précieux sur la première image de moi. Cependant, même avant la naissance de l’enfant, celui-ci baigne dans un monde auditif où la voix de la mère et des autres personnes dans son entourage, lui parviennent. Si le visage de la mère reflète une image traduisible par l’enfant, la voix de celle-ci fournit la trame où cette image s’inscrit.

 

L’enfant qui voit le visage de sa mère perçoit sa propre image, par voie de contiguïté avec la sienne. Ce n’est que dans un deuxième temps, dans le stade dit du miroir où l’enfant perçoit et différencie sa réflexion de celle de sa mère.

 

C’est en tant qu’objet contigu que le visage de l’enfant entre également en contact avec la voix de la mère. Le discours de celle-ci concernant son enfant produira donc ses premiers effets en tant qu’objet sensoriel, et non comme nous pouvons le méconnaître, par le sens véhiculé. Ce dernier s’enrichit constamment des éléments qui entourent ou sont véhiculés par le discours de la mère.

 

C’est à cette empreinte sensorielle que l’infans s’identifie ou se substitue dans un premier temps. Son sens ne lui sera dévoilé qu’éventuellement, et dans un deuxième temps. C’est pourquoi, semble-t-il, l’infans peut s’identifier à son prénom. Il est celui-ci. Ce n’est qu’après-coup que le prénom devient la représentation du sujet. Au départ, il s’identifie ou se substitue à celui-ci dans l’acte d’attribution par la mère qui n’est pour le sujet qu’un processus d’unification, non différent pour le psychisme de son unification avec le sein et le lait fourni par ce dernier.

 

  1. Métaphore Subjective ? ou Signifiant Stabilisant ?

 

Reprenons une étude antérieure[4] d’un sujet qui entendait une voix lui disant : « Tu es né d’une vache à lait » puis « Tu es un cheval ».

 

Nous avons fait l’hypothèse que cette hallucination était comparable à un automatisme où est exprimé l’impératif : « Tu vas chier ! Aller ! ». Cette interprétation ne semblait pas provenir d’une confusion de langues[5] sachant que le sujet se trouvait « normal » après avoir déféqué et après les propos qu’il tenait : « Je suis un déchet humain. » Une partie de cette même succession de vocables se retrouvait dans l’hallucination auditive et un néologisme y prend sans doute sa source : « Tu es un chial ».

 

Ce qui nous servait de pivot pour faire ce rapprochement est le phonème et signifiant – sit venia verbo –chi, qui apparaît dans les différentes hallucinations. Egalement se répètent les phonèmes tu, é, va, a, et lé.

 

Dans cette séquence parlée, une coordination phonétique apparaît. Dans cette coordination, tous les niveaux de la fonction signifiante sont dénudés. L’examen de ces phrases nous amène au plus près de ce qui donne au sujet une métaphore subjective, si l’on peut l’appeler ainsi, parce que ce n’est peut-être qu’un faux-semblant. Cette métaphore, Lacan l’a appelée par ailleurs une métaphore délirante[6], distincte de la métaphore paternelle, ici forclose. Cette métaphore subjective participe néanmoins à une solidification de la séquence parlée.

 

« C’est le défaut du Nom-du-Père,[7] dit Lacan, « à cette place qui par le trou qu’il ouvre dans le signifié amorce la cascade des remaniements du signifiant d’où procède le désastre croissant de l’imaginaire, jusqu’à ce que le niveau soit atteint où le signifiant et signifié se stabilisent dans la métaphore délirante. »[8]

 

C’est dans ce que Clérambault a nommé les automatismes du langage que nous avons puisé pour étudier les phénomènes délirants des malades. Outre la ressemblance homophonique par laquelle nous justifions notre introduction à cette idée, nous pouvons nous demander quel intérêt il pourrait y avoir à étudier ces phénomènes.

 

Pourtant, il nous semble que nous pourrions reconnaître dans l’automatisme une sorte de ressort du symbolique ou dernier boulon entre l’imaginaire et le symbolique. Lacan dit « l’automaton, c’est ce que pense vraiment par soi-même.. »[9]Il explique le fonctionnement de ces automatismes comme étant le seul moyen pour un malade de se rattacher à l’humanisation qu’il tend à perdre. « Le sujet qui a franchit cette limite n’a plus la sécurité significative coutumière, sinon grâce à l’accompagnement par le perpétuel commentaire de ses gestes et actes », où il peut se présentifier.[10]

 

C’est en effet, dans ce maigre reste du langage que nous trouvons la base de ce qui ressemble à une métaphore délirante, c’est-à-dire un mécanisme par lequel le signifiant et le signifié se stabilisent.[11] Or nous savons que pour le schizophrène tout le symbolique est réel.[12] Nous démontrerons qu’il y a ici un problème de sémantique concernant l’utilisation du terme métaphore en tant que stabilisateur pour les sujets schizophrènes.

 

Par ailleurs, dans la paranoïa et certains autres délires dits partiels, Lacan définit la notion d’Un-Père qui peut subvenir à la place du Nom-du-Père comme métaphore délirante.[13] Le déclenchement de la psychose se produit quand le sujet fait appel au Nom-du-Père et n’obtient pas une réponse, puisque forclos il est exclu symbolique et revient dans le réel.[14]

 

Néanmoins, dans le domaine des phénomènes langagiers il nous semble qu’il y a quelque chose qui peut tenir lieu de métaphore, à savoir le signifiant chi, qu’on trouve finalement en clair dans l’impératif ou automatisme : « Tu vas chier ! Aller ! ». Cependant, nous aurions tort de méconnaître la présence d’un faux-semblant à cet endroit car la jouissance ne s’inscrit pas au lieu de l’Autre, comme c’est le cas dans la paranoïa, mais sur le corps propre du sujet.

 

C’est Freud, et Lacan à sa suite, qui ont fait ressortir la présence du corps propre dans le champ de l’imaginaire. D’après Lacan :

 

« Si quelque chose correspond chez l’homme à la fonction imaginaire telle qu’elle opère chez l’animal, c’est tout ce qui le rapporte d’une façon élective, mais toujours aussi peu saisissable que possible, à la forme générale de son corps où tel point est dit zone érogène. Ce rapport, toujours à la limite du symbolique, seul l’expérience analytique a permis de le saisir dans ses derniers ressorts. » [15]

 

Ainsi le faux-semblant dont nous avons signalé la présence, concerne ce rapport imaginaire au corps, à la limite du symbolique mais tout de même, au moins primitivement, imaginaire.

 

  1. Le Nœud de la Langue

 

Freud développe sa thèse du complexe de castration par le véhicule du symbole de l’objet anal comme quelque chose détachable du corps, symbolisme qui fonctionne par déplacement, c’est-à-dire par la métonymie. Par ailleurs, nous notons que Freud formule la castration dans le texte de L’homme aux loups comme renoncement à la faveur d’une personne aimée, ce que nous traduisons d’après Lacan, par la présence de l’Autre. [16]

 

Cependant pour maintenir la rigueur de notre recherche nous n ‘entrons pas pour le moment dans la discussion du sens du signifiant relevé chez ces sujets mais continuerons notre analyse de ceux-ci.

 

Essayons de circonscrire ce que Lacan a appelé le point de capiton pour expliquer la structure du discours chez ce malade schizophrénique, dysmorphophobique, structure déterminante pour le développement de la métaphore subjective : chi.

 

Le point de capiton est un processus de nouage du signifiant au signifié dans une séquence parlée. Cette association dit Lacan est toujours fluide, toujours prêt(e) à se défaire. [17] C’est le point autour de quoi doit s’exercer toute analyse concrète du discours.[18]

 

Le point de capiton est désigné par Lacan comme le constituant élémentaire de son graphe de désir, l’élément par quoi le signifiant arrête le glissement autrement indéfini de la signification.[19] Autrement dit, le point de capiton est l’élément essentiel pour qu’un discours ait une signification. Il se définit par deux axes langagiers, celui qui contient le réseau des signifiants, déterminé par la structure synchronique, et celui qui contient le réseau des signifiés, déterminé par la structure diachronique.

 

Ce second réseau réagit dans l’après-coup sur le premier, chaque terme étant anticipé dans la construction des autres, la signification arrêtée qu’avec son dernier terme.

 

Chez Schreber, Lacan donne un exemple où la fonction diachronique du discours est perturbée par le manque du mot. Les phrases s’arrêtent, suspendues au moment où le mot plein qui leur donnerait sens manque encore, mais est impliqué. C’est peut-être ce qui se passe quand ces sujets entendent des injures. Ils se donneraient ainsi des réponses à des phrases laissées en suspens.

 

Or il nous semble que cette structure diachronique peut être bouleversée autrement. Quand le réseau signifiant, contenu dans la structure synchronique se dégrade au point que chaque élément ne conserve pas son emploi exact d’être différent des autres, ce glissement de la signification ne s’arrête plus. La fonction diachronique semble fonctionner de façon aléatoire parce qu’un certain nombre de ces points de capitons sautent tout le long de la séquence parlée.

 

Ce cas de figure semble correspondre à la difficulté de ce sujet schizophrène, dysmorphophobique. A différents moments il semblait subir les effets de ce remodelage de la chaine parlée contenant ce signifiant, signifiant lourd de conséquences pour lui.

 

  1. Métamorphoses par Assonance

 

Ce sujet entendait une hallucination auditive : « Tu es né d’une vache à lait » ou « tu es une vache à lait ». Il pensait que la voix voulait lui dire qu’il était un être exceptionnel, irréel, un Dieu. Ce signifiant, qui nous semble venir directement d’une empreinte sensorielle, se métamorphose et devient « Tu es un jeu de cheval » puis « tu es un cheval ». C’était pour lui le moment de la découverte d’une véritable passion, le tiercé.

 

Plus tard, il entendait : « Tu es un chiale », avec un néologisme. Et il a eu envie de « chialer ». Pour le malade cette formule n’a pas du tout la même signification que la première. Ici, il n’a plus du tout envie de soumettre des gens à « sa doctrine ».

 

Mais la vraie tragédie de cet homme est qu’il s’identifiait, ou se substituait, au phonème[20], chi venu probablement de l’ordre : « Tu vas chier. Aller », ordre qui subit plusieurs remodelages au cours du délire, dont le phonème, chi, ne se distingue pas à ce niveau de la représentation de la chose corporelle, ou encore, reste-t-il le signifiant non-prononcé mais qui se résout dans l’acte ? [21]

 

Désormais il nous semble que le discours de ce sujet s’organise autour de ce signifiant chi avec ses connotations trans-signfiant, comme un point de capiton. « C’est » dit Lacan, « le point de convergence qui permet de situer rétroactivement et prospectivement tout ce qui se passe dans le discours. »[22]

 

C’est par ce dernier signifiant où le glissement de significations possible s’arrête, que s’organise une sorte de métaphore subjective, si l’on peut l’appeler ainsi. Est-ce qu’il serait trop téméraire de dire que c’est par ce dernier terme que le sujet arrive à se distancer de ce réel du trou qui vient de cette béance laissée dans l’Autre par la perte non signifiée de l’objet a ? En ce cas nous pourrions dire que la stabilisation emprunte chez ce patient la voie du réel plutôt que la voie du symbolique.

 

Le mécanisme par lequel procèdent ces métamorphoses semble aller au-delà d’une hallucination. Le processus hallucinatoire est bien plus complexe qu’une simple illusion qui se trouve objectivée dans l’espace. Ce mécanisme est tout différent de la pure perception sans objet décrite par Merleau-Ponty dans sa Phénoménologie de la perception.

 

Freud, et Lacan après lui, ont remarqué comment ce processus est intimement lié à la relation à l’Autre, et à la parole de l’Autre, ainsi qu’au langage.[23]/[24]/[25]/[26]

 

La présence du signifiant, chi, dans les hallucinations premières, « tu es né d’une vache à lait » et le néologisme, « chiale » chez notre sujet apparaît comme ce qui ne trompe pas.

 

Lacan dit qu’un néologisme se distingue au niveau de la signification par le fait qu’il est irréductible à toute autre signification. Contrairement à la fonction signifiante chez le névrosé qui renvoie toujours à d’autres significations, la signification du néologisme ne renvoie à rien d’autre qu’à elle-même. [27] Il se présente comme le mot de l’énigme, comme une âme de la situation dans le néologisme et comme une ritournelle, formule qui se répète, qui se réitère, qui se serine (…). [28]

 

« Ces deux formes, » dit Lacan, « la plus pleine et la plus vide, arrêtent la signification, c’est une sorte de plomb dans le filet, dans le réseau du discours du sujet. Caractéristique structurale à quoi, dès l’abord clinique, nous reconnaissons la signature du délire. »[29]

 

Lacan se réfère, en l’occurrence, au délire paranoïaque où ces phénomènes apparaissent dans l’intuition délirante à la fois pleine de sens : dans le néologisme, et dans sa forme vide : les automatismes de la pensée. Il nous semble que la signification délirante est bien soulignée chez les malades schizophrènes dans ces deux formes mais s’articule d’une façon différente de la paranoïa. Ce fait est peut-être dû au phénomène structurel que Lacan a souligné : tout le symbolique est réel chez le schizophrène.

 

Les effets de transformation de langue s’étendent dans le développement de la chaine parlée. Les perturbations au niveau de la synchronisation et de la diachronisation de la chaine signifiante sur la chaine signifiée pourraient se manifester également par une sorte de re-boulonage de la chaine signifiante sur la chaine signifiée en plusieurs endroits.

 

Néanmoins, il nous paraît probable qu’en tant qu’empreinte sensorielle, le discours a déjà connu un moment, plus ou moins durable, même chez les sujets sains, où la séquence parlée a subit les même sortes de métamorphoses, transformations qui pourraient correspondre en fin du compte, à une recherche de sens.

 

  1. Les Voies Insolites de la Langue

 

Qu’on considère pour un moment l’apprentissage d’une langue étrangère. Les effets de la lecture d’une phrase et de son audition ne sont pas le mêmes. Considérions par exemple les phrases suivantes, entendues hors contexte, ou l’auditeur n’a pas bien compris ce qu’on lui a dit, et il demande qu’elles soient distinguées : What a mess it is ? ou What time it is ?.

 

Nous ne sommes pas très loin du problème du sujet schizophrène où dans une optique recherche de sens le sujet retient deux possibilités, très proches par leur rythme et par leur homophonie. Le sujet dans son réseau de signifiants anglais pour trouver deux phrases, associées seulement par leur sonorité. Il semble bien que, dans le matériel sonore soient recherchées deux possibilités homogènes avec ce que la psyché connaît déjà. Elles semblent être classées sous le même registre métonymique. Le sujet fait une petite déformation pour les faire coïncider encore plus parfaitement. Au lieu de What time is it ? , il souvient de What time it is ?

 

Bleuler souligne ce point dans son étude des phénomènes élémentaires dans la schizophrénie. Selon celui-ci :

 

« C’est comme si les corrélations et les inhibitions auxquelles l’expérience a ouvert la voie avaient perdu une partie de leur importance, Les associations empruntent beaucoup plus aisément de nouvelles voies, et donc ne suivent plus le chemin tracé par l’expérience, c’est-à-dire logique. Jung attire néanmoins l’attention sur le fait que, même chez des sujets sains, des voies insolites analogues sont empruntées en état de distraction ou au cours de la pensée inconsciente. Mais dans aucun de ces cas ne va cependant aussi loin que dans la schizophrénie (dans l’esprit normal, seul le rêve présente vraisemblablement une analogie suffisante.) »[30]

 

Il nous semble que nous devons ajouter l’apprentissage d’une langue étrangère, où figure désormais l’apprentissage de toute langue, parmi des situations où le sujet sain pense par des voies non-liées forcement à l’expérience causale.

 

Ainsi quand un enfant psychotique nous tape au cous de sa séance, nous disant : « sa/ta/pren/ra », il dit peut-être : ça t’apprendra, mais, nous ne pouvons pas écarter la possibilité qu’il dise a dans ton coin !aussi : ça tape, prend ras, ou tout autre possibilité intermédiaire jusqu’au nonsense le plus pur qu’on retrouve dans les phénomènes dits dissociatifs. Un autre jour ce même enfant nous dit : « Tu pue ! N’y va pas ! Dans ton coin ! » Bien qu’il soit probable qu’il répète des phrases qu’il a entendu chez lui, il nous semble évident que ce sujet pourrait vouloir dire tout autre chose : tu es punie ! va dans ton coin !

 

Ce qui présente la plus grande difficulté pour la clinicienne (mais aussi les mères) est le fait que ce choix entre plusieurs possibilités de sens ne semble ni être stable ni contrôlable par le sujet. Il en subit les effets d’une langue chosifiée, représentative seulement de façon très archaïque, mais inventive par sa plasticité et sa possibilité de se renouer avec d’autres complexes.[31] Ainsi, nous pouvons comprendre comment Wolfson arrivait à réinvestir la langue maternelle et trouvait par la systématisation d’une voie associative qui se procède par la homophonie, une autre manière à lier la signification au matériel sonore.

 

 

[1] FREUD, S., « L’inconscient », 1915, in Métapsychologie, 1915, traduction dirigé par Laplanche, J. et Pontalis, J.-B. in Métapsychologie, Paris, Gallimard, collection Folio Essais, 1968, p. 112. 

 

[2] Nous employons le terme latin « infans » (celui qui ne parle pas) utilisé par Lacan pour désigner le petit enfant au stade du miroir. D’après Winnicott : « En fait, le terme latin implique l’absence de langage et il n’est pas inutile de considérer cette époque comme le stade antérieur à la représentation par le mot et à l’utilisation des symboles verbaux. En conséquences, il s’agit d’une phase où le nourrisson dépend des soins maternels qui reposent sur l’empathie de la mère plutôt que sur sa compréhension de ce qui est verbalisé, ou pourrait l’être. » (« La théorie de la relation parent-nourrisson », trad.. J. Kalmanovitch,in De la pédiatrie à la psychanalyse, Paris, Payot, 1976, p. 240.)

 

[3] LACAN, J. , Le Séminaire, III, Les Psychoses, 1955- 1956, texte établi par Jacques-Alain MILLER, Paris, Seuil, 1981, p. 19.

 

[4] Cf. « J’ai tué mon père et je suis dans la glace » Mémoire de Maîtrise en Sciences Humaines Cliniques, Barbara Bonneau, 1992, 71 pages.

 

[5] Titre d’un article de Sandor FERENCZI, « Confusion of tongues between the adult and the child », International Journal of Psycho-Analysis, 1949, XXX, IV, p, 225-230.

 

[6] LACAN, J. « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », 1959, in Ecrits, Paris, Seuil, 1966, p. 577.

 

[7] Ibid., p. 557. La métaphore du Nom-du-Père est le nom que donne Lacan au signifiant qui vient « à la place premièrement symbolisée par l’opération de l’absence de la mère. »

 

[8] Ibid.

 

[9] LACAN, J., Le Séminaire, III, op. cit., p. 346.

 

[10] Ibid, p. 345.

 

[11] LACAN, J., « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », op. cit., p. 577.

 

[12] Voir supra.

 

[13] LACAN, J., « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », op. cit., p.580.

 

[14] LACAN,J. Chez Schreber par exemple, c’est Dieu (Gott) lui-même qui subvient à cette place comme Un-père, fait avec les noms de la lignée réelle de Schreber; Gottfried, Gottlieb, Fürchtegott, etc. C‘est ce retour dans le réel d’une satisfaction pulsionnelle ou jouissance, constituée au lieu de l’Autre qui donne son expression à la paranoïa et se reconnaît dans le formes telles que l’érotomanie, la persécution, l’interprétation.

 

[15] LACAN, J., Le Séminaire, III, op. cit., p. 19.

 

[16] FREUD, S., L’Homme aux loups, « A partir de l’histoire d’une névrose infantile », 1918, traduit de l’Allemand par Altounian, J. et Cotet, P., P.U.F., collection Quadridge, 1990, p. 82. Freud ne manque pas de cerner les différents sens possibles de ce type de symbole. Nous relevons à titre d’exemple – qui n’est pas sans rapport avec ce sujet – le passage suivant de l’Homme aux loups : « La colonne d’excrément, en irritant la muqueuse intestinale érogène, joue pour celle-ci le rôle d’un organe actif se comporte comme le pénis envers la muqueuse vaginale et devient en quelque sorte le précurseur de celui-ci à l’époque du cloaque. L’abandon de l’excrément en faveur (pour l’amour) d’une autre personne devient, quant à lui, le modèle de la castration, c’est le premier cas de renoncement à un morceau du corps propre pour gagner la faveur d’une personne aimée. L’amour par ailleurs narcissique que l’on porte à son pénis ne va donc pas sans une contribution de la part de l’érotisme anal. L’excrément, l’enfant, le pénis donnent donc une unité, un concept inconscient (…) celui du « petit », séparable du corps. C’est par ces voies de liaison que peuvent s’effectuer des déplacements et des renforcements de l’investissement libidinal qui sont significatifs pour la pathologie et sont mis à découvert par l’analyse. »

 

[17] LACAN, J., Le Séminaire III, Op.cit. p. 297.

 

[18] Ibid., p. 303.

 

[19] LACAN, J., « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien », 1960, in Ecrits, Paris, Editions du Seuil, 1966, p. 805.

 

[20] Un phonème à ce stade est un objet sensoriel.

 

[21] BROUSSE, Marie-Hélène, COTET, Serge, LEGER, Claude MATET, Jean-Daniel, MILLER Gérard, MILLER, Dominique, REGNAULT, François, SILVESTRE, Danielle, SILVESTRE, Michel, SOLER, Colette, STRAUSS, Marc, in Philosophie présente LACAN, Bordas, Paris, 1987, p.20 « Rappelons que c’est sur la base d’une distinction que Descartes fait entre l’âme et le corps, que la certitude ducogito apparaît. L’opposition de ces deux termes, âme et corps, permet l’émergence de cette certitude : je pense. Cette certitude est acquise sur la base d’une tromperie généralisée, le fait d’un « malin génie » plutôt qu’un savoir. C’est donc dans le rejet de tout savoir subjectif que survienne la vérité du « je pense donc je suis », ou, dans d’autres versions, du « je suis, j’existe » ». Nous voyons que cela semble être vrai chez notre sujet, au moins dans l’instant de l’acte, où il trouve sa certitude. Note ajoutée en 2011 : Ce que le sujet trouve ici n’est pas sa certitude dans le sens d’une certitude psychotique. Celle-là est plutôt l’Unglauben, incroyance, selon Lacan. Ce qu’il trouve c’est la certitude de pensée par l’acte qui produit un effet sujet. C’est une certitude d’être.

[22] LACAN, J.,  Le Séminaire, III, op.cit. p. 303-304.

 

[23] LACAN, J., Le Séminaire, I, Les Ecrits Techniques de Freud, 1953-1954, texte établie par Miller, Jacques-Alain, Paris, Seuil, 1975, pp. 54-56.

 

[24] FREUD, S., L’Homme aux loups, op.cit., p. 83. Freud raconte ainsi l’épisode hallucinatoire de l’Homme aux loups, dans les mots du patient, lorsque celui-ci se voit pendant quelques instants s’être coupé le petit doigt. « De douleur je n’en ressentais aucune, mais une grande angoisse. Je n’osais rien dire à la bonne d’enfant, qui était à quelques pas de là, m’effondrais sur le banc le plus proche et y restais assis, incapable de jeter encore un regard sur le doigt. Enfin je recourais le calme, regardais le doigt en face, et voilà qu’il était tout à fait indemne. »

 

[25] LACAN, J., « Réponse au commentaire de Jean Hyppolite sur la Verneinungde Freud », in Ecrits, Paris, Seuil.

 

[26] LACAN, J., Le Séminaire, L’Angoisse, 1962-63, séance du 19 Décembre 1962, inédite au moment de la rédaction de ce texte. L’Homme aux loups s’est trouvé dans l’impossibilité d’en parler sur le moment. C’est ainsi que ce contenu si massivement symbolique y doit son apparition dans le réel.

 

[27] LACAN, J. Le Séminaire, III, op.cit. 43.

 

[28] Ibid., p. 43-44.

 

[29] Ibid., p. 44

 

[30] BLEULER, Eugen, Dementia praecox ou groupe des schizophrénies, 1911, traduction d’Alain Viallard, E. P.E.L. , G.R.E.C. , Paris, Clichy, 1993, p. 447.

 

[31] Ibid., p. 458. Bleuler emploie la terme complexe reprise de Jung pour expliquer la processus par lequel les associations se lient entre elles sous la pression de l’affect pour consolider un réseau des pensées, le complexe, qui sera tenu éloigné des autres idées ainsi produisant une scission des fonctions psychiques.


 

 

 

Deuxième Partie

 

La substitution à l’objet :

conséquence de la non – métaphorisation de la perte

 

La mort est ce qu’il y a de plus terrible

et maintenir l’œuvre de la mort est ce qui demande la plus grande force.

Hegel

 

 

  

 

 

La deuxième partie de notre étude concerne la substitution primaire à un objet partiel. Cet objet trouve ces origines dans une empreinte sonore. La substitution du sujet à cet objet sera une des conséquences majeures de la non-métaphorisation de la perte.

 

  1. Le corps de la Langue

 

Wolfson nous explique, en donnant d’amples exemples, la façon dont il s’accommode de l’impossibilité d’investir la langue maternelle sans l’avoir préalablement rejeté puis réinventé celle-ci.

 

« Pourtant, comme ce n’était guère possible que de ne point écouter sa langue natale, il essayait de développer des moyens d’en convertir les mots presque instantanément (spécialement certains qu’il trouvait très ennuyants) en des mots étrangers chaque fois après que ceux-là pénétreraient à sa conscience[32] en dépit de ses efforts de ne pas les percevoir. Cela pour qu’il pût s’imaginer en quelque sorte qu’on ne lui parlât pas cette maudite langue, sa langue maternelle, l’anglais. En effet il nourrissait des réactions parfois aiguës qui lui faisaient même douloureux que de l’écouter sans qu’il pût vite en convertir les vocables pour lui étrangers ou en détruire en esprit d’une manière constructive, pour ainsi dire, les vocables qu’il venait d’écouter de cette sacrée langue, l’anglais. »[33]

 

Wolfson cherche à démembrer les objets sonores de la langue maternelle qu’il ne pouvait, selon Aulagnier, entendre et appréhender « que comme un corps étranger[34], précieux pour les acquisitions et la participation qu’il permettait entre lui et le maître, mais totalement privé de cette intrication qui doit exister entre l’ordre du monde et l’ordre du discours pour que ce dernier se donne au sujet comme logos et devienne le noyau qui fonde toute subjectivité. » Elle marque plus loin que les objets réunis dans la langue maternelle que Wolfson tente de fuir ne sont autres que la voix et la langue maternelle, dans son sens anatomique.[35]

 

Aulagnier remarque, après Wolfson lui-même, comment la langue semble pénétrer la conscience du sujet : comme un corps étranger, en e l’occurrence, le corps de la mère. Désormais, il nous semble que l’origine du langage d’organe ne laisse aucun doute. Continuons notre développement pour préciser ce point. C’est Wolfson lui-même qui nous indique la voie :

 

« Le mot mad (fou) faisait au schizophrène la plupart du mal causé par la phrase anglaise[36], et sans doute ce serait tout au moins déconcertant à quiconque que d’avoir un mot signifiant « fou » revenir souvent et involontairement à la pensée. Et le psychotique, lui, se poserait les questions : « pourquoi ai-je pensé cela ? Comment vais-je apprendre toutes ces langues étrangères si  je continue de penser en anglais ? »

 

« Quelque ironiquement, malgré cette récrimination de soi-même au sujet du monosyllabe mad, c’était une semaine, peut-être même un mois plus tard, l’étudiant des langues rencontra une fois de plus dans sa lecture le mot français malade, bien connu à lui depuis longtemps ; mais cette fois-ci il pensa immédiatement que l’on considère l’aliénation comme une maladie et donc un fou comme un malade. Ainsi avait-il l’idée d’associer d’une certaine manière l’anglais mad (=fou) ou français malade : dès lors, quand il penserait au monosyllabe ad, quand il l’écouterait, quand il serait frappé dans les yeux[37] par lui, possiblement comme suite de jeter accidentellement un regard sur une manchette de journal (beau malheur !), il n’aurait qu’à intercaler sur-le-champ dans ce mot les deux lettres la, une seule syllabe, soit phonétiquement, soit visuellement, sont même en utilisant ces deux moyens à la fois, mais toujours dans son imagination et il aurait instantanément un vocable étranger, tout au moins dans l’essentiel, un vocable donc relativement inoffensif à son esprit perverti, à savoir le mot malade, qui a pour le schizophrène un dernier ou de la perception du même, ou en d’autres termes, par l’interposition ou l’épenthèse dans mad des deux lettres ou de la seul syllabe la, l’aliéné se soustrairait au sentiment de culpabilité d’avoir pensé (comme dans ce cas-ci) à ce vocable anglais ou, dans d’autres circonstances, de l’avoir vu ou même de l’avoir écouté. »[38]

 

Cet extrait du texte de Wolfson a été choisi pour illustrer certains de nos propos. Il montre bien le souci de Wolfson de trouver un mot étranger qui conserve la sonorité originale aussi bien que le sens. Il montre également les procédés par lesquels il s’accommode de l’ordre partagé du discours pour obtenir un mot qui maintient une signification. Pour ce qui concerne l’homophonie, le choix du mot français malade, quoi qu’il semble satisfaire Wolfson, s’éloigne quel que peu de son exigence habituelle de trouver une combinaison des sonorités correspondant au plus près du matériel sonore anglais.

 

L’idée qu’il pourrait être frappé dans les yeux par un texte, qu’on peut méconnaître comme faisant partie d’une langue embellie par sa figuration, montre au contraire comment le mot est pour le schizophrène, une partie du corps. La dangerosité de celui-ci souligne la difficulté qu’éprouve le sujet face à la Loi, celle qui pose le corps entre le réel et l’imaginaire.

Quoi qu’il en soit, la méthode qu’emploie Wolfson consiste à nouer la chaîne signifiante sur la chaîne des signifiés à plusieurs endroits, permettant à un sens de surgir. Elle permet également l’identification primaire du sujet, ou sa substitution (ce qui nous semble plus précis comme terme), à une sorte de métaphore subjective ou faux semblant. De même que notre malade dysmorphophobique se substituait à un déchet, Wolfson semble se substituer à la langue. Tandis que chez le premier, cette substitution n’a permis qu’à une partie très faible de l’imaginaire du sujet de se développer ou se maintenir, celle de Wolfson, venant de plusieurs langues, enrichit sa capacité de pensée, ou au moins une maintenance d’une langue significative et à un certain degré, universellement partageable. Il s’agit dans les deux cas d’une stabilisation de la chaine parlée.

 

Lacan remarque : « On crée une langue pour autant qu’à tout instant, on lui donne sens…Elle n’est vivante que pour autant qu’à chaque instant elle se crée. »[39] Il note dans ce qu’écrit Joyce : « l’encadrement a toujours, avec ce qu’il est sensé raconter comme rapport à l’image, au moins un rapport d’homonymie. Que chacun des chapitres d’Ulysse se veuille être supporté d’un certain mode d’encadrement qui est appelé dialectique ou rhétorique ou théologique est pour lui lié à l’étoffe même de ce qu’il raconte,… »[40]

 

Cela ne revient-il pas à dire que l’image est quelque chose qui est porté, voire même arraché au réel, par la langue, qui trouve paradoxalement, ses origines dans le corps de l’Autre ? Ce paradoxe vient nous semble-t-il du fait que la langue est transmise en deux temps ; comme une matière sonore puis comme des contenus signifiés, liés par la parole à des signifiants.

 

  1. Les Mots sont les Choses

 

Nous continuons notre réflexion à propos du concept de langage de l’organe en employant la notion d’empreinte sensorielle. Piera Aulagnier[41], avait déjà emprunté les éléments et l’organisation du modèle sensoriel pour concevoir ses pictogrammes. Cette construction abouti à une conception très riche du fonctionnement originaire de la psyché. Nous allons pousser cette réflexion plus loin par l’étude de l’empreinte sensorielle qui joue à nos yeux un rôle important dans la formation du langage d’organe.

 

Pour Piera Aulagnier un pictogramme, est une représentation originaire d’un objet zone complémentaire dans laquelle existe une relation d’auto-engendrement entre représentant et représenté. Selon cet auteur :

 

« l’activité de représentation es l’équivalent psychique du travail de métabolisation propre à l’activité organique. Le propre de la psyché est de métaboliser, en des éléments d’auto-information, les excitations à source corporelle, comme les stimuli qui lui parviennent du monde extérieur ».[42]

 

Cette auto-information, à ce stade, ne concernerait que « auto représentation que la psyché se forge d’elle-même comme « capacité d’éprouver » l’affect résultant de sa rencontre avec l’espace corporel et l’espace monde (le premier représentant de ces deux espaces nous renvoyant, bien entendu, à ce qui est à l’œuvre et à ce qui se manifeste dans et de l’espace psychique maternel). La seule qualité propre à ces deux espaces dont la psyché puisse être informée est la qualité de plaisir ou souffrance accompagnant leur rencontre et, comme dans ce temps inaugural, l’existence d’un ailleurs est totalement ignorée, plaisir et souffrance se figureront comme auto-engendrés par le représentant lui-même. Le caractère essentiel et spécifique du processus originaire est donc de poser l’éprouvant comme engendrant l’éprouvé qui affecte l’espace psychique.»[43]

 

Le pictogramme sera donc l’objet et sa zone complémentaire liée à un affect, celui-ci étant de l’ordre du plaisir ou de déplaisir.

 

Nous voulons essayer de comprendre ce qui se passe au niveau langagier pendant ce temps originaire pour retrouver comment l’éprouvé sensoriel, l’empreinte sonore donc, pose l’éprouvant comme auto-engendrant, et comment l’éprouvé, s’il vient du discours maternel, ne sera métabolisé par l’originaire qu’en reprenant préalablement une qualité d’homogénéité originaire. Nous travaillons essentiellement avec le concept freudien de mêmeté, c’est-à-dire : « Le mauvais, l’étranger au moi, ce qui se trouve au-dehors est pour lui tout d’abord identique. »[44]

 

Ce concept, retravaillé par Jacques Lacan, Piera Aulagnier, et par bien d’autres auteurs, nous paraît toujours très fécond. Il nous enseigne que la psyché au stade originaire est peut-être déjà capable de distinguer entre des qualités autres que le plaisir et le déplaisir. Pour rester fidèle au concept freudien, nous devons garder à l’esprit ce qui sera Au-delà du principe de plaisir et conclure que ce qui sera reconnu par la psyché, en premier lieu, sera ce qui lui ressemble.

 

Aulagnier remarque : « Le début de la vie somatique, comme de la vie psychique, coïncide avec la rencontre entre un organe sensoriel et un objet extérieur ayant un pouvoir de stimulation à son égard. »[45] Ce sera ce modèle sensoriel que le processus originaire reprend dans ses mises en forme. C’est cela qu’elle appelle objet-zone complémentaire : « La représentation d’un état de jonction, de mêmeté, d’indifférenciation entre zone érogène (cavité orale, zone auditive, zone visuelle, surface tactile…) et l’objet source d’une excitation qui, dans une rencontre inaugurale, a été source de plaisir. »[46]

 

Cependant la notion d’objet psychique produit par les processus originaire se voit perdre du poids en acquérant son statut de représentation.[47] Nous soulignons la présence de cette difficulté qui semble parfois n’être que sémantique, pour mieux comprendre comment la pensée pourrait se saisir d’un

 

  1. Du Pareil au Même

 

Selon Piéra Aulagnier, la fonction de la psyché est de métaboliser

des éléments hétérogènes en des éléments qui lui sont homogènes : « rien ne peut apparaître en son champ qui n’ait pas été d’abord métabolisé en une représentation pictographique ». C’est-à-dire que la psyché ne peut connaître les objets que par ses représentations, représentations qui dans l’originaire seront un représentation pictographique où l’affect et l’éprouvé corporel sont désormais liés, or le matériel sonore doit devenir homogène au matériel psychique pur être connaissable par la psyché.[48]

 

Au niveau du langage, cette matière sonore se voit également liée à un concept inconscient représentatif du désir de celui qui lui parle lors des premiers soins. Or ce concept, pour inconscient qu’il soit, parvient aux oreilles du sujet sous sa forme réelle d’un matériel sonore, non-homogène au matériel psychique, puisqu’il n’y a rien qui lui ressemble préalablement.

 

En effet, s’il s’agit de la voix, l’empreinte sensorielle sera le résultat de la combinaison des éléments que véhicule une langue, la tonalité, le rythme, le son l’affect associé, qui se combinent pour produire finalement un objet, bien matériel à ce stade, associé à l’autre privilégié et ses zones corporelles complémentaires, et non-encore métabolisées par la psyché du sujet. La notion d’objet ou d’empreinte est ici préférable à celle d’image ou de représentation puisqu’elle permet d’envisager comment la langue pénètre le sujet, comment elle passe par un mode de contiguïté d’un sujet à l’autre, comment elle laisse des traces, avant d’être comprise en tant que contenu, et surtout, comment elle fonctionne comme organe, contiguë avec les autres parties du corps, du sujet à l’autre privilégié, de l’environnement au sujet.

 

Cet objet pourrait aussi bien prendre la figure d’un objet partiel, objet a dans la théorie lacanienne (mais non encore a). Il nous semble commode de développer la notion de la voix en tant qu’empreinte sensorielle, bien que la notion d’objet a, comme celle de représentation, est en grande partie adéquate. C’est en tant qu’objet que la voix participe à une relation privilégiée de la mère à son enfant. Elle participe non seulement à cette relation comme véhicule de la langue, mais aussi en tant que sensation perçue par le sujet. Nous pouvons imaginer que par la suite, seront attachés les différents affects, etc., participant à leur manière aux premières expériences de satisfaction infantile. C’est ainsi que cette empreinte sensorielle devient quelque chose de plus qu’un objet a.

 

Nous pouvons faire une analogie avec les empreintes digitales, qui ont comme distinction d’appartenir à un sujet unique, identifiant un sujet sans le représenter, même si leur identification éventuelle nous permet enfin de connaître celui-ci. Cette analogie devient beaucoup plus saisissante si en réagissant en animiste, on emprisonnait les empreintes, prise comme étant le malfaiteur lui-même.

 

Aulagnier point, après Freud, l’écart être la représentation et l’objet de celle-ci : « Si nous imaginons une représentation de l’unité bouche-sein accompagnant l’expérience d’allaitement nous avons une conformité entre l’affect et éprouvé du corps. Si nous envisageons, à l’inverse, la représentation hallucinatoire d’une union bouche sein qui impose momentanément un silence psychique à l’état réel du besoin, nous aurons une contradiction objective entre affect et éprouvé corporel, mais contradiction totalement ignorée de la psyché et n’existant au mieux que pour l’observateur. »

 

L’infans, le sujet au premier stades du développement, semble apercevoir cette empreinte sensorielle auditive comme auto-engendrée (tel le pictogramme), de la même manière qu’il perçoit le sein, les fèces, ou toute autre partie du corps ou de l’environnement immédiat de celui-ci. D’un certain point de vue, ces empreintes sont comme de véritables objets, ou tout du moins fonctionnement comme tels. Au fur au mesure du développement de l’infans, il accorde un sens à ce matériel. Ce sens provient de sa contiguïté avec le corps maternel et avec d’autres empreintes sonores. Il se transforme après des interprétations toutes-puissantes de celle-ci. Enfin sur un mode métaphorique cette fois-ci, et d’après des interprétations de l’Autre, le matériel sonore acquiert une signification partageable selon les lois régissant la langue.

 

Pour l’infans ou un sujet psychotique concerné, l’empreinte sensorielle, semble garder son sens premier, c’est-à-dire celui qui est adopté par ce processus d’unification avec le discours véhiculé par la voix maternelle (le terme « voix maternelle » est à entendre comme étant l’environnement sonore primaire où baigne le petit enfant). Comme objet sensoriel, ce discours se retrouve comme tel dans le langage d’organe où le mot est la chose, la chose avec laquelle le sujet psychotique et probablement le petit enfant, pensent.

 

Nous pouvons formuler l’hypothèse que dans un premier temps, ces empreintes sonores, venant du discours tout-puissant, ont une valeur de métonyme. Elles fonctionnent sur un mode de contiguïté, capable de toutes sortes de déplacements, prenant la valeur d’une partie du corps, la partie étant le tout, mais surtout par son contact privilège et par sa ressemblance matérielle avec d’autres empreintes sonores.[49]En tant que signifiants, ils ne sont arbitraires qu’en se rapportant à une langue donnée mais ils n’ont rien d’arbitraire pour le sujet qui les accueille en tant qu’objet réel imposé, avalé ou bien rejeté selon les lois primitives de la fonction de jugement.

 

Selon Freud la fonction première de jugement consiste à déterminer si une chose est bonne ou mauvaise.[50] Cependant, si la notion de bonne ou mauvaise ne suffit pas toujours pour comprendre pourquoi une chose sera avalée ou bien, rejetée, elle se complète par la notion d’homogénéité proposée par Piera Aulagnier.

 

En effet, un objet ne peut être représenté que s’il devient homogène au système psychique. Or, celui-ci semble devenir homogène premièrement sur un mode de contiguïté. Une chose est reconnue et identifiée comme étant le même simplement parce qu’elle se trouve à côté. C’est pourquoi la notion de contiguïté est essentielle à notre étude. Elle permet en effet de comprendre le puissant effet du langage sur le corps et comment le remodelage du contenu verbal selon ce concept sera responsable d’une véritable métamorphose du vécu ainsi qu’à son image. Désormais, nous pouvons penser que la première représentation est celle où la psyché reconnaît ce qui se trouve à côté d’elle, bonne ou mauvaise, comme étant homogène à elle-même.

 

  1. La Maçonnerie ou la Métaphorisation ?

 

Pour éclaircir ces propos, cernons une autre notion langagière, la métaphore. Selon Lacan, nous découvrons dans la structure synchronique de la phrase ce qui nous porte à l’origine. « C’est la métaphore en tant qu’elle constitue l’attribution première, celle qui promulgue « chien faire miaou, le chat faire oua-oua, » par quoi l’enfant d’un seul coup, en déconnectant la chose de son cri, élève le signe à la fonction du signifiant, et la réalité à la sophistique de la signification, et par le mépris de la vraisemblance, ouvre la diversité des objectivations à vérifier de la même chose. »[51]

 

Cependant peut-on reconnaître dans l’équivalence entre un phonème et l’objet a (non encore a) une métaphore ? En effet, nous pouvons revenir à une vielle question : est-ce que l’infans est capable de comprendre une relation causale avant de comprendre la langue ? Et qu’est-ce qu’il comprendre de cette relation avant de comprendre une langue pour ainsi dire métaphorique ?

 

Précisons cette dernière remarque de Lacan. Ce qu’il entend comme « attribution première » est le pendant de la Bejahung, l’affirmation que Freud a distinguée comme étant la condition première pour que la Verneinung, la dénégation, puisse avoir lieu. En fait la Bejahung est en quelque sorte, en opposition avec le Verwefung, la forclusion que Lacan, après Freud tient comme étant le processus par lequel un contenu es rejeté hors le domaine du symbolique de telle façon qu’il fait que la métaphorisation n’est pas simplement, comme on pourrait la méconnaître, le fait de se servir des mots. Le vide tient une place dans la structure synchronique de la chaine parlée chez le névrosé, tandis qu’il est comme comblé chez le schizophrène.

 

En effet le chien peut très bien être simplement un « oua-oua » et tenir une certaine place dans la symbolisation, se déplaçant par la voie de la métonymie. Cependant est-ce que ce processus suffit pour faire le langage ?

 

Nous répondrons en retournant au jeu de fort-dal’objet correspondant au représenté sera pour la première fois retrouvé.[52] Nous reconnaîtrons dans ce jeu une métaphorisation, un début de langage symbolique, dans la mesure où quelque chose de perdu est représenté comme parti, la métaphore paternelle donnât sens à ce qui a été perdu. C’est-à-dire ce n’est pas en tant que phonème que le fort (parti) peu nommer ce qui est absent, c’est en tant qu’il devient symbole de ce qui est désormais perdu, l’idée de da (voilà) étant déjà comprise en ce qui est parti.

 

Avant ce moment, l’attribution concerne comme le dit Freud, une qualité : si la chose est bonne ou mauvaise et si l’on peut s’identifier avec elle dans un processus d’unification. L’infans s’identifie lui-même avec la bobine avant de donner un sens à son jeu, c’est-à-dire en se substituant à cet objet, il tente à s’unifier avec celui-ci.[53]

 

Selon ce processus d’unification, un contenu non–homogène avec la psyché, est rejeté. Ce type de rejet d’un contenu non-encore homogène serait automutilant selon Aulagnier. L’objet et sa zone complémentaire seraient désinvestis en même temps. Il s’agirait d’un contenu traité comme non-advenu, forclos du système psychique car incapable d’être métabolisé par celui-ci. Pour Aulagnier l’originaire formerait un pictogramme de rejet chaque fois que l’affect de déplaisir ou de souffrance est éprouvé par la psyché. Ce point nécessite d’être exploré en profondeur pour établir les règles qui font qu’un objet sensoriel langagier est ou non, source de plaisir, d’homogénéité.[54]

 

L’existence d’une langue représentative parcellaire et parallèle au langage d’organe n’est pas à exclure à ce stade de notre réflexion. Il nous semble difficile de traduire mot par mot la pensée d’un sujet quelconque et nous nous limiterons, en conséquence, à étudier les conséquences d’un processus : la métonymie du corps.

 

Il nous semble probable que le sujet psychotique est à la recherche du sens comme tout autres sujet pensant. Le problème est de savoir si le sens métonymique qu’il accorde à un objet reste représentatif pour d’autres objets semblables, par son image sonore ou par sa proximité, ou si le sens reste aussi glissant que le signifiant lui-même. Or dès que la notion de représentation apparaît, la notion de permanence du concept entre en jeu avec toutes les implications que cela induit pour l’étude de la mémoire.

 

Nous nous intéressons surtout dans cette étude à la formation de concept. Ce qui pourrait être de l’ordre d’une mémoire formée par une représentation archaïque sensorielle sera pris en compte lors d’une étude éventuelle. Nous pouvons déjà dire que le mot pourrait rester en contact avec la chose simplement par déplacement, ce qui n’est qu’une forme d’association par contiguïté. C’est cette contiguïté qui permet à ce type de représentation d’être retrouvée, et la présence continue de la chose. Par ailleurs nous pouvons dire que ce processus de pensée possède une capacité créatrice, procédant donc d’une logique autre que celle d’un processus de pensée causaliste, ou métaphorique, d’après Lacan.

 

Cette empreinte sensorielle possède donc à al fois les qualités d’un objet et les qualités d’une image. Il reste séparable du reste du corps comme le sein, le pénis les fèces, le regard, etc. C’est pourquoi il participe à la structuration du sujet et au développement du langage. Ce n’est qu’après avoir été perdu en tant qu’objet, qu’il devient représentatif, métaphoriquement. Or, le sujet psychotique peut parler de la perte sans se la représenter.

 

5. Le Fort-da-da

 

Freud semblait indiquer une voie structuraliste très intéressante pour nos propos dans Au-delà du Principe de Plaisir puis dans La Dénégation, où le corps propre fournit l’expérience qui véhiculera la formation des premiers signifiants. Dans ce premier texte de 1920, Freud décrit le jeu des enfants, le fort-da. Il décrit d’une part le renoncement pulsionnel procuré par le jeu, et d’autre part la compulsion de répétition. Il s’agit d’un jeu où l’enfant jette une bobine liée à une ficelle au-dessus de son lit répétant le phonème fort (parti(e) en français) et tire ensuite la ficelle pour la faire réapparaître, en la saluant d’un da (voilà en français). Tel était le jeu répété inlassablement lorsque l’enfant attendait le retour de sa mère.

 

L’interprétation que Freud donna fut celle-ci : « Le jeu était en rapport avec les importants résultats d’ordre culturel obtenus par l’enfant, avec le renoncement pulsionnel qu’il avait accompli (renoncement à la satisfaction de la pulsion) pour permettre le départ de sa mère sans manifester d’opposition. Il se dédommageait pour ainsi dire en mettant lui-même en scène avec les objets qu’il pouvait saisir, la même disparition-retour. »[55]

 

Dans la répétition du jeu, Freud cherchait à saisir le « vrai secret du ludique, à savoir la diversité plus radicale que constitue la répétition en elle-même. »[56] L’analyse de Lacan dévoile d’autres aspects de ce célèbre jeu. Or il nous semble que ce jeu se déroule sur plusieurs scènes.

 

L’exigence de l’enfant d’entendre toujours exactement le même conte signifie pour Lacan « que la réalisation du signifiant ne pourra jamais être assez soigneuse dans sa mémorisation pour atteindre ou désigner la primauté de la signifiance comme telle. »[57]

 

Pourtant, il nous semble que d’après Freud, la répétition, par exemple, d’une scène traumatique dans le rêve, vise à atteindre le moment précédant le traumatisme. De même, le point de départ du jeu sera le moment où la présence de la mère comble l’enfant. Cette répétition, loin d’amener l’enfant dans une impasse, l’amène à la recherche de la cause de son désir. Dans un premier temps, sur une première scène, l’enfant cherche la réponse au plus près de lui. Il recherche un vocable parmi les empreintes sonores laissées par le discours maternel.

 

Lacan dit que l’effet de maîtrise sur l’effet de la disparition de la mère est secondaire. Il dit qu’auparavant l’enfant porte sa vigilance, non pas à la porte, mais au point où elle l’a abandonné au plus près de lui.

 

« La béance introduite par l’absence dessinée, et toujours ouverte, reste cause d’un tracé centrifuge où ce qui coït, ce n’est pas l’autre en tant que figure où se projette le sujet, mais cette bobine liée à lui-même par un fil qu’il retient – où s’exprime ce qui, de lui, se détache dans cette épreuve, l’automutilation à partir de quoi l’ordre de la signifiance va se mettre en perspective. Car le jeu de la bobine est la réponse du sujet à ce que l’absence de la mère est venue à créer sur la frontière de son domaine (…) à savoir un fossé, autour de quoi il n’a plus qu’à faire le jeu de saut. »[58]

 

Cette bobine, ce n’est pas la mère réduite à une petite boule (…) c’est un petit quelque chose du sujet qui se détache tout en étant encore bien à lui, encore retenu. C’est le lieu de dire, à l’imitation d’Aristote, que l’homme pense avec son objet. C’est avec son objet que l’enfant saute les frontières de son domaine transformé en puits et qu’il commence l’incantation. S’il est vrai que le signifiant est le premier marque du sujet, comment ne pas reconnaître ici – du seul fait que ce jeu s’accompagne d’une des premières oppositions à paraître – que l’objet à quoi cette opposition s’applique en acte, la bobine, c’est là que nous devons désigner le sujet. A cet objet, nous donnerons ultérieurement son nom d’algèbre lacanien – le petit a. »[59]

 

De cette longue citation nous retenons plusieurs idées essentielles à notre étude :

(1)         L’impossibilité d’atteindre la primauté de la signifiance comme telle, même par la répétition de l’opération. C’est dire que la perte ne pourrait se représenter que par un vide. Or il n’y a rien qui soit contigüe à un vide, sauf un autre vide.

(2)         Le problème secondaire, selon Lacan, du phénomène de maîtrise pulsionnelle.

(3)         L’automutilation à partir de quoi l’ordre de la signifiance va se mettre en perspective « comme cause d’une Spaltung[60] dans le sujet – surmonté éventuellement par le jeu alternatif, fort-da.[61] Au niveau du pictogramme si cette automutilation correspond au pictogramme de rejet, c'est-à-dire, le rejet d'un contenu non-homogène avec la psyché, nous serions en droit de demander quels sont les déterminants de son destin sur le plan de la représentation.

(4)         Le développement d'un objet de la pensée, phonème, mot, etc. qui se développe à partir d'un "objet" corporel.

(5)         La répétition de cet objet corporel devenu vocable, signifiant la persistance sur la scène de l'objet privilégié (le sein, en tant que objet partiel) et l'identification primitive ou la substitution à cet objet sur le mode de contiguïté ou d'unification.

(6)         La recherche d'une cause de son désir, c'est-à-dire la reconnaissance du fait qu'il y a eu effectivement une présence, grâce à la formation antérieur d'un pictogramme d'avalement ou d'unification et principe de réalité, où il se découvre comme manquant.

(7)         L'origine partagée du sujet et l'objet a, c'est-à-dire que le sujet se forme en se retranchant de l'Autre, ici non encore autre, mais la Chose[62], laissant en place un reste, l'objet a.

 

Donc nous avons dans le jeu de fort-da un exemple où le sujet se met lui-même en scène, se retranchant de l'Autre, laissant pour compte cet objet a. Cette opération se répète jusqu'au Nom-du-Père ou métaphore paternelle, qui vient à la place de l'Autre pour accomplir la symbolisation, pour amener la castration pour ainsi dire, sur le plan du symbolique. C'est dans la forclusion de cette métaphore que Lacan trouve la condition essentielle à la psychose. C'est-à-dire que le pictogramme de rejet correspondra, dans ce cas, au rejet du sujet comme tel, donc au rejet de l'autoreprésentation du sujet comme non-homogène à la psyché.

 

Cette ligne de pensée amène une autre idée qui pourrait être celle d'une phase encore plus intermédiaire, celle où le sujet s'identifie lui-même avec un objet vide, ou la perte en tant qu'objet, avant de pouvoir lier ce vide avec l'Autre, dans une processus de métaphorisation.

 

Aulagnier, souligne une "coïncidence temporelle présente entre épreuve de la séparation et épreuve de la signification. Le moment où l'enfant doit reconnaître le sein comme objet séparé de soi-même, comme appartenant à un autre dont l'extériorité s'impose, coïncide avec le moment dans lequel l'évolution de l'appareil psychique le rend capable d'imputer à un destinataire extérieur un message dont il décode certains éléments de signification." [63]

 

Pourtant, il nous semble important de souligner un entre-deux, c'est-à-dire, un moment où l'épreuve de la séparation n'est pas finalisée, où l'enfant, se substitue à l'objet, bobine ou phonème, où il cherche à combler la perte par un plein, dont son propre corps lui sert de preuve.

 

Lacan supposait que dans le délire, le sujet "réagissait à l'absence du signifiant", concernant la perte "par l'affirmation d'autant plus appuyée d'un autre qui, comme tel, est essentiellement énigmatique. L'Autre, avec un grand 1, (…) était exclu, en tant que porteur de signifiant. Il en est d'autant plus puissamment affirmé, entre lui et le sujet, au niveau du petit autre, de l'imaginaire (…)"au niveau de l'entre-je (…), du double du sujet, qui est à la fois son moi et pas son moi. " [64] C'est là nous semble-t-il que l'infans se trouve au moment où les premiers vocables lui échappent, au début de jeu de fort-da.

 

Chez le sujet schizophrène une opposition du même type que dans le jeu fort-da se met en place via son propre corps. Nous trouvons l'évidence du développement de cet objet de la pensée dans les phénomènes langagiers, qui à première vue ne se réduisent ni à la répétition d'un vocable, ni à la découverte de sa signification.

 

Les voix chez le délirant et tous les phénomènes de la symptomatologie du psychotique nous fournissent une indication de cette question relative à ce signifiant, pour ainsi dire, corporel. Nous pouvons supposer qu'en l'absence de délire chez l'enfant psychotique, ce même processus reste en jeu. En outre, nous pourrons penser qu'en absence du métaphore paternelle, la métaphore de la perte, le sujet continue sa métabolisation d'éléments homogènes à ce qu'il reconnaît au niveau de ce entre-je.

 

 

[32] Souligné par nous.

 

[33] WOLFSON, Louis, Le Schizo et les Langues ou La Phonétique chez le Psychotique (Esquisse d’un étudiant de langues schizophréniques), Paris, Gallimard, 1970, p.33.

 

[34] C’est nous qui soulignons.

 

[35] AULAGNIER, Piera, Un interprète en quête de sens, Paris Payot, 1986, p. 310

 

[36] WOLFSON, Louis, op.cit., p. 215 : « I’m mad », phrase anglaise qui suscita ce longue discours. Remarquons que Wolfson adopte le seul sens du mot qui correspondrait à la folie au lieu du deuxième sens possible, « I’m angry ». Cette disposition à interpréter le réel en fonctionne de soi montre bien que la chaîne signifiante ne conserve tout de même pas toute sa souplesse.

 

[37] Ibid., p. 215. C’est nous qui soulignons.

 

[38] Ibid. p. 215.

 

[39] LACAN, J. « Le Sinthôme » Séminaire du 13 Avril 1976, reproduit enORNICAR ? N° 8, p.8.

 

[40] LACAN J. « Le Sinthôme » Séminaire du 11 Mai 1976, reproduit enORNICAR ? N° 11, p. 5.

 

[41] Cf. AULAGNIER, Piera, « Un interprète en quête de sens », Paris, Payot, 1986, 425 pages.

 

 

[43] Ibid., p. 406.

 

[44] FREUD, S., « La négation », 1925, traduit de l’allemand par J. LAPLANCHE,in Résultats, idées, problèmes, vol. II. Paris, P.U.F., 1987, p. 137.

 

[45] AULAGNIER, Piera, Un interprété en quête de sens, op.cit. p. 406 et ss.

 

[46] Ibid. p.406. C’est nous qui soulignons.

 

[47] Cf. AULAGNIER, Piera, La violence de l’interprétation. Du pictogramme à l’énoncé. Paris, PUF, 1975, p. 27.

 

[48] Ibid.

 

[49] Ce point de vue est amplement mis en valeur par les écrits de WOLFSON. Cf. WOLFSON, Louis, Le Schizo et les langues, op.cit.

 

[50] FREUD, S. « La négation », 1925, traduit de l’allemand par J. LAPLANCHE,in Résultats, idées, problèmes, vol. II, Paris, P.U.F., 1987, p. 137.

 

[51] LACAN J. « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien », op.cit. p. 805.

 

[52] FREUD S., « La négation », 1925, op.cit. p. 138.

 

[53] Ibid. p. 137.

 

[54] AULAGNIER. PIERA, Un interprète en quête de sens, op.cit., p. 407.

 

[55] FREUD S. « Au-delà du principe de plaisir », 1920, Traduit de l’allemand par Pierre Cotet, André Bourguignon et Alice Cherki, in Essais de Psychanalyse, Paris, Payot, Collection Prismes, 1987, p. 53.

 

[56] LACAN J. Le Séminaire XI, « Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse », 1964, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 1973, p. 60.

 

[57] Ibid. p. 60.

 

[58] Ibid. p. 60.

 

[59] Ibid. p. 60.

 

[60] Ce terme est à entendre ici d’après Lacan comme la division psychique du sujet. Or comme le remarque LAPLANCHE et PONTALIS, dans Le vocabulaire de la psychanalyse. Cf. : « Clivage de moi », Ichspaltung, pp. 67-70.

 

[61] LACAN, J. Le Séminaire, XI, op.cit., p. 61.

 

[62] LACAN, j. , Le Seminaire, VII, L'éthique de la psychanalyse, 1959-1960, texte établi par MILLER, Jacques-Alain, Paris, Seuil, 1986, p. 65, "Le monde freudien, c'est-à-dire celui de notre expérience, comporte que c'est cet objet,das Ding, en tant qu'Autre absolu du sujet, qu'il s'agit de retrouver."

 

[63] AULAGNIER Piera, Un interprète en quête de sens, op.cit., p. 375.a

 

[64] LACAN, J., Le Séminaire III, Les Psychoses, 155-1956, texte établi par Jacques-Alain MILLER, Paris, Seuil, 1981, p. 219.

 


 

 

 

Troisième Partie

 

Phénomènes langagiers:

Un mode de fonctionnement schizophrène

 

"When I make a word

do a lot of work like that"

said Humpty Dumpty,

"I always pay it extra."

 

Through the looking glass, Lewis Carroll

 

 

 

 

 

 

Outre le néologisme et le langage du corps, d'autres phénomènes langagiers signalent le mécanisme du mode de fonctionnement schizophrène. Ils sont étudiés dans cette troisième partie.

 

  1. Langage Morcelé

 

Continuons notre examen des phénomènes langagiers pour préciser ce que veut dire cette expression de Lacan tout le symbolique est réel. [65]En effet nous rapprochons cette expression d'une autre, du même auteur qui dit que ce qui a été forclos du symbolique revient dans le réel.

 

Démontrons par ailleurs ce qui peut être la réitération d'un pas, au-delà d'une répétition, c'est-à-dire, ce qui se passe quand les vides sont pleins, ou quand aucune signification ne peut-être donnée à la perte.

 

Selon Bleuler : "Dans la schizophrénie, les voies associatives acquises ont perdu de leur solidité : des associations que l'on fait habituellement de façon régulière n'ont pas lieu ; à leur place est associé un matériel qui, normalement, n'est pas en rapport avec l'idée de départ".[66]

 

Bleuler remarque que la pensée du schizophrène ne suit pas une voie usuelle. Bien des associations lui paraissent "fortuites" ou par "assonances, qui ne se fondent que sur l'identité d'un seul son (Schuch – Schönheit)". Il relève chez un autre auteur, Bosten, la démonstration que les allitérations telles que "Ferderkasten – Flasche" (plumier – bouteille") donnaient souvent lieu à des associations solides chez les enfants mais pouvaient paraître "absurdes" quant à leur contexte. Bleuler en conclu:

 

"si la représentation du but n'est pas constamment associée à l'exercice de la pensée, une dissociation revêtant tous les aspects se produit : le malade se perd dans des associations accessoires, il est distrait par ce qui se passe à l'extérieur là où ce n'est habituellement pas le cas, et à l'inverse il ne prête pas attention à des événements extérieurs qui , étant donné les circonstances, devraient être pris en compte.

 

Si les associations ne dépendent plus des voies habituelles, des enchaînements qui se présentent par hasard peuvent acquérir une valeur logique fournie par les circonstances (il a cassé une vitre "parce que" "le médecin porte des lunettes). [67]

 

Pour Bleuler ces phénomènes n'étaient pas pathologiques en soi, il reconnaissait leur présence au cours du rêve, dans la mythologie et chez l'enfant qui devait "appendre lesquelles des relations qui sont présentées sont "fortuites" dans leur simultanéité et dans leur succession". [68]

 

Bleuler s'intéressait à ces phénomènes pour développer sa thèse de la scission de la personnalité. Il pensait qu'un relâchement préalable du tissu associatif conduisait à un clivage de structures.[69]

 

Mais dans la schizophrénie, comme dans le rêve, ces associations ne sont peut être pas fortuites. Elles sont complexes et relèvent d'une logique qui ne procède pas, il est vrai, des voies causales habituelles. Ce qui nous a le plus frappé est leur aboutissement vers une image de soi en rapport directe avec elles mais également en rapport avec l'affect.

 

Nous reprenons les propos de notre malade dysmorphophobique pour illustrer ce point : "On m'a pris pour un lion par l'adjectif trop parfait de moi, pour ma clé, mon échappée, ma naissance, mon accident. Je suis l'adjectif parfois, je refuse tout traitement, je suis un mage, une étoile, l'échappé, je suis un peu un pur, un adjectif parfait. Je me bats depuis un an avec mon visage, mon image, quand j'étais encore dément, je n'étais pas encore démantelé par la doctrine."

 

De ces propos, nous tenterons dans un premier temps de donner un sens avec nos critères de logique causale ou de pensée intentionnelle. Nous pensons comprendre que le sujet parle de sa naissance, de sa maladie, de ses croyances. Même notre savoir psychanalytique nous semble faire échec. Cependant, au début, quand il proférait ces propos, il n'était pas encore question d'une dysmorphophobie.

 

Nous avons relevé, dans un premier temps, la répétition de certains phonèmes qui semblaient diriger la pensée. Nous sommes intéressés à ces phonèmes directeurs pour essayer de comprendre le malade, et pas seulement pour constater leur présence. Le phonème (age) qui réapparait six fois dans cette séquence parlée, en adjectif, mage, visage, image. Or, s'il est question de naissance, il ne semble pas être question d'âge ou d'atteindre sa majorité.

 

Nous savons des dires de notre sujet qu'il a ressenti des changements en lui-même déjà lorsqu'il était en prison, à partir de son dix-huitième anniversaire. Quand il est sorti, il a tenté de prouver qu'il était bien par sa recherche d'une expérience avec une prostituée. Le signifiant (age) semblait déterminer, au moins en partie, l'expression de son délire et son rapport avec son visage. Nous avons par ailleurs observé chez ce sujet, dans les cinq jours précédant son anniversaire, une recrudescence d'acné et de plaques érythèmes, vécues avec beaucoup d'angoisse. A noter également, un passage à l'acte violent avec un infirmier qui a eu lieu pendant la même semaine, signalant le rapport de ce signifiant avec l'angoisse.

 

Cependant, nous ne pouvons pas dire que ce signifiant en lui-même a été conscient. Le sujet ne dirait pas, par exemple, "dix-huit ans, c'est l'âge d'être un homme," même s'il ressent les effets de ce signifiant. Le signifiant (age) apparaissait comme vidé de son contenu. Or il semble diriger la parole aussi bien que les pensées inconscientes pour participer aux métamorphoses de l'image sujet de lui-même: adjectif, mage, image, visage

 

Lacan souligne un phénomène analogue chez Schreber où ce sont les oiseaux du ciel, le discours des jeunes filles, auxquels le malade lui-même dit n'accorder aucune signification. [70] Lacan dit qu'il "faut rattacher le noyau de la psychose à un rapport du sujet au signifiant sous son aspect le plus formel, sous son aspect de signifiant pur, et que tout ce qui se construit là autour n'est que réactions d'affect au phénomène premier, le rapport au signifiant."[71]

 

Le signifiant est ainsi retenu pour faire des séries. Le noyau de la psychose apparaît sous forme de signifiant pur, vidé du signifié, posant cependant les jalons du délire qui se construit autour.[72]

 

Et Lacan ajoute, "la promotion du signifiant comme tel, la venue au jour de cette sous-structure toujours cachée qu'est la métonymie, est la condition de toute investigation possible des trouble fonctionnels du langage dans la névrose et la psychoses."[73]

 

Néanmoins, pour Schreber, ces paroles répétées, dites sans signification aucune, font surgir en lui des images, "images d'identification féminine, auxquelles il ouvre la porte, il les laisse prendre, il s'en fait posséder, remodeler".[74] Schreber "admet peu à peu que la seule façon d'en sortir, de sauver une certaine stabilité dans ses rapports avec les entités envahissantes, désirantes, qui sont pour lui les supports du langage déchaîné de son vacarme intérieur, est d'accepter sa transformation en femme."[75]

 

Après ce que nous savions de ces sujets, pouvions nous toujours penser que ces phénomènes surgissaient de façon accidentelle? Il nous semblent plutôt signaler la présence d'un mécanisme qui nous aidera à comprendre le fonctionnement du sujet schizophrène et peut-être le développement de la pensée.

 

  1. Chutes de Parole

 

Il se produit également chez le schizophrènes certains phénomènes qui à première vue ne semblent pas éloignés de ceux qui ont été décrits par Freud dans un chapitre de Psychopathologie de la vie quotidienne, à propos de l'oubli des noms. Cet oubli concerne une parole non dite par Freud qui contiendrait le secret le plus profond de son être. [76] Par exemple, un jour, en entretien avec un malade nous avons remarqué que le malade entend dément quand il est dit : décidément. Le mot dément, où le sujet perd la disposition du signifiant, déci, déformé peut-être déjà pour devenir décède, fait partie de la constellation délirante du sujet. Il décompose sur-le-champ le mot de l'intérieur pour exclure les parties qui lui font difficulté, trop proches peut-être de la mort.

C'est dans la mesure où cette parole, touchant à la mort, n'est pas dite que Lacan écrit que Freud, "ne peut plus s'accrocher à l'autre qu'avec les chutes de cette parole. Ne restent que les débris. Le phénomène d'oubli est là, manifeste par littéralement, la dégradation de son rapport avec l'autre. [77]

 

Nous ne doutons pas que ce genre de décomposition et recomposition de mot chez le schizophrénique, où depuis Le Schizo et les Langues de Louis Wolfson, nous avons appris à reconnaître que les mots peuvent être démembrés, ou dissous par morceaux ou répétés par vocable pour être désamorcés. Prenons par exemple ce paragraphe relevé au hasard:

 

"Ainsi son appétit, son hypochondrie au sujet de sa pression artérielle, son besoin compulsif d'éviter les mots anglais ou du moins de les changer instantanément en mots étrangers ayant à la fois un sens et un son similaire au mot correspondant en anglais, sa psychose en général contraignaient le malade mental à prendre de fortes mesures pour se débarrasser et pour pouvoir se débarrasser à l'instant de l'embêtant vocable anglais signifiant abréviation aussi bien que graisse (à pâtisserie), même s'il lui faudrait doubler en quelque sorte, même tripler préalablement, la première consonne (le son ch) et créer pour un instant la monstruosité: shshshortening, (c'est-à-dire ayant une longue initiale, prononcée chchch), pour pourvoir enfin vraiment démembrer le vocable anglais, maintenant sans doute hideux en vérité, et l'anéantir". [78]

 

C'est bien la perte qui semble être forclose chez ces malades. Elle revient dans la parole sous forme de débris, réel pour ainsi dire, apparaissant non comme signifiant de la perte mais comme vidé du signifié. Or dans l'ordre symbolique, Lacan dit, "les vides sont aussi signifiants que les pleins, il semble bien (…) que ce soit la béance d'un vide qui constitue le premier pas de tout son mouvement dialectique." [79]Qu'est-ce à dire sinon que la mort, la perte doit apparaître sous une forme d'absence, c'est-à-dire représentée sous une forme imaginaire?

 

"C'est bien ce qui explique, semble-t-il, l'insistance que met le schizophrène à réitérer ce pas. En vain, puisque pour lui tout le symbolique est réel."[80]/[81]

 

Concluons cette étude du langage chez le schizophrènes en réaffirmant que dans leurs cas tout le symbolique est réel dans le sens où il n'y a pas de métaphorisation et où tout ce qui est symbolisé doit son apparition dans le réel à ce qu'il n'existe pas pour le sujet, c'est-à-dire, est forclos. [82] Précisons, cependant, qu'au dernier terme du symbolique, c'est par une forme d'identification primitive de l'objet a que le sujet a accès au langage. C'est par sa substitution, ou son unification, à ce dernier que le sujet doit sa stabilisation au cours de son délire et apparemment son image de lui-même. Il est condamné à réitérer ce pas [83], vainement semble-t-il, puisque rien n'adviendra pour donner sens à ce trou réel laissé par l'Autre si ce n'est dans un acte de courte durée où il puise sa certitude.

 

 

[65] Voir supra.

 

[66] BLEULER, Eugen, Dementia praecox ou groupe des schizophrénies, 1911, traduction d'Alain Viallard, Paris, Clichy, E.PE.L., G.R.E.C., p. 453.

 

[67] Ibid. p. 454.

 

[68] Ibid. p. 455.

 

[69] Ibid. p. 461.

 

[70] LACAN, J., Le Séminaire, III, op.cit. p. 289.

 

[71] Ibid. p. 284.

 

[72] Ibid. p. 261.

 

[73] Ibid. p. 262.

 

[74] Ibid. p. 290.

 

[75] Ibid.

 

[76] Ici Freud a perdu la disposition du signifiant et il se produit un "glissement entre Herzégovine et Bosnie" dont il fait l'intermédiare de la métonymie pour trouver la réponse Trafoi, Boltraffio, Botticelli, au lieu de celui souhaité,Signorelli. Une désintégration a lieu "jusqu'à l'intérieur du mot Signorelli qui n'y est relié que de la façn la plus lointaine – Signor, Herr." Et la phrase prononcée par un passant, "Herr, que peut-il y avoir à dire maintenant?" contiendra la pièce maîtresse du signiifant refoulé, Herr, dans cet énoncé au sujet de la mort d'un malade, devant quoi un médécin ne peut rien.

 

[77] LACAN, J. Le Séminaire, I, op.cit. p. 59.

 

[78] WOLFSON, Louis, Le Schizo et le Langues ou La Phonétique chez le Pyshcotique (Esquisses d'un étudiant de langues schizophréniques), Paris, Gallimard, 1970, p. 54.

 

[79] LACAN, J., "Réponse au commentaire de Jean Hyppolite sur la Verneinungde Freud", op.cit. p. 392.

 

[80] Ibid, p. 392.

 

[81] Nous citons Lacan pour donner une première indication de nos pensées concernant la répartition triple du symbolique de l'imaginaire et du réel dans le langage de nos patients: "Le discours concret, c'est le langage réel, et le langage, ça parle. Les registres du symbolique et de l'imaginaire se retrouvent dans les deux termes avec lesquels il articule la structure du langage, c'est-à-dire le signifié et le signifiant". LACAN, J., Le Séminaire, III, Les Psychoses, op.cit. p. 65.

 

[82] LACAN, J.,"Réponse au commentaire de Jean Hyppolite sur la Verneinungde Freud", op.cit. p. 392.

 

[83] Ibid, p. 392.

 


 

 


 

Quatrième Partie

 

Le regard et la specularité chez le

schizophrène

 

O métamorphose mystique

De tous mes sens fondus en un!

Son haleine fait la musique,

Comme sa voix fait le parfum!

 

De "Tout Entière", Charles Baudelaire

 

 

 

 

C'est par le biais de cet objet, qui trouve ses origines dans la langue, que nous abordons le regard et la spécularité chez le schizophrène.

 

  1. Le Corps en Morceau

 

De cet axe métonymique du langage se forme-t-il une image spéculaire? Que peut voir dans le miroir le sujet qui se réduit à cette béance laissée dans l'Autre ou qui se substitue à l'objet a? Nous allons examiner le rapport du sujet au miroir pour préciser ce point. Selon Lacan :

 

"L'image spéculaire semble être le seuil du monde visible, si nous nous fions à la disposition en miroir que présente dans l'hallucination et dans le rêve l'imago du corps propre, qu'il s'agisse de ses traits individuels, voire de ses infirmités ou de ses projections objectales, ou si nous remarquons le rôle de l'appareil du miroir dans l'apparition du double où se manifeste des réalités psychiques, d'ailleurs hétérogènes."[84]

 

Lacan formulera sa première communication du Stade du miroir en 1938 dans l'Encyclopédie française dans un article commandé par Henri Wallon. Rappelons d'emblée les termes de cet écrit. Il y sera question des complexes familiaux, expression associée le plus souvent avec Jung mais reprise par Lacan dans son sens freudien, c'est-à-dire come cause d'effets psychiques. Ici, chaque stade du moi marquera un temps de genèse dans l'organisation du sujet et sera corrélatif à un stade d'objet. Le stade du miroir lui-même, répond au déclin du sevrage entre six et dix-huit mois et fait partie du complexe de l'intrusion ou complexe fraternel. C'est la reconnaissance par l'enfant de son image dans le miroir et le moment fondateur du je.

 

Avant le stade du miroir, la prématurité congénitale de l'enfant, en comparaison aux animaux, sera responsable d'un stade constitué sur "la base d'une proprioceptivité que donne le corps comme morcelé" (…)[85] Cette expérience du corps morcelé est mis à l'épreuve dans le stade du miroir dont la fonction est la neutralisation de cette sensation angoissante de morcellement par "l'assomption" de cette image comme unité, propre au sujet.

 

"Le stade du miroir est un drame," dit Lacan, dans une formulation ultérieur, "dont la poussée interne se précipite de l'insuffisance à l'anticipation et qui pour le sujet, pris au leurre de l'identification spatiale, machine des fantasmes qui se succèdent d'une image morcelée du corps à une forme que nous appellerons orthopédique de sa totalité…"[86]

 

"Ce corps morcelé (…) se montre régulièrement dans les rêves, quand la motion de l'analyse touche à un certain niveau de désintégration agressive de l'individu. Il apparaît alors sous la forme de membres disjoints et de ces organes figurés en exscopie qui s'aillent et s'arment pour les persécutions intestines, qu'à jamais a fixées par la peinture le visionnaire Jérôme Bosch, (…)[87]

 

Ainsi nous pourrions croire que dans la régression formelle du rêve, les représentations de mots se trouvent imagées un peu comme ce sujet se les figure, par exemple: "Je me suis mis dans une formidable colère et après il y a eu la métamorphose." Cette métamorphose se rapporte à ce stade où il nous semble que les plus petites bribes de langage sont articulées dans un rapport de contiguïté avec le corps. Elles correspondent à une empreinte sensorielle, qui appartient autant à la mère qu'au sujet. C'est ainsi que nous avons appris à comprendre la notion de morcellement, telle qu'elle se présent dans le délire, comme un désordre de petits a. [88]

 

Sur le schéma du bouquet renversé (fig. 2)[89] nous le reconnaissons a au niveau des fleurs. "L'analyse contemporaine plus spécialement" remarque Lacan, "lie la maturation de ce progrès (libidinal) à quelque chose qu'elle désigne comme relation d'objet, et c'est ce dont nous soulignons la fonction guide, en la représentant par les fleurs a de notre modèle, soit par les objets même où s'appuis l'accommodation qui permet au sujet d'apercevoir l'image i(a)."[90] "Les morceaux de corps originel sont ou non pris, saisi où i(a) à l'occasion de se constituer."  

 

Ainsi en a nous trouvons une fonction d'appui qui au niveau du stade du miroir permettra au sujet d'amorcer le processus par lequel il trouvera une unité. Figurons cet appui par la bobine, c'est-à-dire comme support qui va et vient dans le champ perceptif du sujet et sera en l'occurrence, le sujet lui-même ou les parties de son corps devant le miroir, avant de se reconnaître dans un gestalt.

 

Or Lacan nous souligne d'emblée des difficultés avec un modèle de ce type pour l'image d'a : d'une part, "le peu de naturel qui implique dans la prise d'une encolure, l'imaginaire de surcroît, sur des éléments, les tiges, dont le faisceau, tout à fait indéterminé dans son lien, ne l'est pas moins dans sa diversité"[91], et d'autre part, ce modèle n'éclaire pas plus la position de l'objet a. "Car d'imager un jeu d'image, il ne saurait décrire la fonction que cet objet reçoit du symbolique."[92]

 

Nous avons tenté de démontrer la manière dont l'objet a s'articule dans le symbolique, bien que de façon circonscrite, ne prenant en compte que la partie qui nous a semblé la plus évidente dans cette diversité d'objets partiels. Pour faciliter notre étude nous n'avons que peu développé la notion du rôle de l'Autre dans le développement du symbolique. Notons que Lacan pointe le fait que l'objet a est l'objet du désir dès qu'il fonctionne.

 

"Ceci veut dire qu'objet partiel il n'est pas seulement partie, ou pièce détachée, du dispositif imaginant ici le corps, mais élément de la structure dès l'origine, et si l'on peut dire dans la donne de la partie qui se joue. En tant que sélectionné dans les appendices du corps comme indice du désir, il est déjà exposant d'une fonction, qui le sublime avant même qu'il l'exerce, celle de l'indes levé vers une absence dont l'est-ce n'a rien à dire, sinon qu'elle est de là où ça parle."[93]

 

En effet nous ne trouvons pas de difficulté à reconnaître dans l'objet a, cet élément qui structure ces malades par leur substitution à celui-ci, même s'il lui reste toujours comme attaché par une ficelle. Mentionnons également que la thèse développée par Winnicott concernant l'objet transitionnel nous paraît pertinente à cet égard. Cependant nous n'avons que peu progressé dans la compréhension du rôle de l'image spéculaire, qui au seuil du visible peut jouer dans le rapport de ces sujets à leurs images.

 

  1. Catatonie dans l'Image.

 

Le regard en question semble se rapporter à cette image dont Lacan a fait usage: le paralytique et l'aveugle.

 

"La moitié subjective d'avant l'expérience du miroir, c'est le paralytique, qui ne peut pas se mouvoir seul si ce n'est de façon incoordonnée et maladroite. Ce qui le maîtrise, c'est l'image de moi, qui est aveugle, et qui le porte (…) Et le paralytique, à partir duquel se construit cette perspective, ne peut s'identifier à son unité que dans la fascination, dans l'immobilité fondamentale par quoi il vient correspondre au regard sous lequel il est pris, le regard aveugle."[94]

 

Ainsi Lacan conçoit la subjectivité au niveau du moi. Le moi, à ce niveau, est un objet qui porte et maîtrise le sujet. Cette fascination, Lacan nous dit est essentielle au phénomène de la constitution du moi.

 

Il nous semble que cette fascination ressemble à la réitération du pas, à un re-lancement de la bobine, à la répétition d'un phonème, que nous avons examiné par ailleurs. En effet, c'est une sorte de blocage, plutôt dans une opposition de terreur que de complaisance, et plutôt dissymétrique. Dans la rencontre avec le miroir, il y a une rencontre avec l'objet comme impossible, comme en attente.

 

C'est en premier lieu par la fascination et la rencontre avec un objet comme impossible que nous fixons un parallèle entre le fonctionnement des sujets schizophrènes et l'Homme aux loups, où déjà, le dessin que celui-ci fait de son rêve nous amène à focaliser notre intérêt sur le regard. D'emblée nous notons l'immobilité de l'image, le regard des loups et les limites de la scène.

 

"L'unique action dans le rêve était celle de la fenêtre qui s'ouvre car les loups étaient assis, tout à fait calmes, sans le moindre mouvement sur les branches de l'arbre, à droite et à gauche du tronc et me regardaient. Ils semblaient avoir dirigé toute leur attention sur moi."[95]

 

Cette catatonie de l'image[96] dans le rêve et le dessin est une bonne indication du réel tel que nous l'avons présenté, d'après Lacan, sous la forme de l'objet a. Il y a cette même immobilité d'image dans le sourire de cet enfant en thérapie avec nous et dans le miroir de ce malade dysmorphophobique.

 

Résumons le développement de l'identification au stade du miroir dans la "Remarque sur le rapport de Daniel Lagache", où Lacan modifiera le schéma du bouquet renversé de Bouasse pour expliquer non seulement ce qui est illusoire dans la réalité du sujet et le développement des tendances constitutives du monde mais aussi pour distinguer les différents niveau de narcissisme.

 

Le premier niveau se rapporte à l'image corporelle indiquée dans le modèle par la réflexion dans le miroir sphérique. Ce modèle indique assez bien le peu d'accès qu'a le sujet à son corps, qu'il imagine comme un gant qu'on puisse retourner. [97] Le sujet à ce stade donne sa propre forme à son Umwelt, le monde ambiant, et il sera à l'origine du moi idéal (Idaelich), i(a) dans le schéma.

 

Au deuxième niveau du narcissisme se situe l'idéal du moi (Ich idéal), i'(a) dans le schéma. Il s'agit d'une identification narcissique à l'autre. La place de cette instance se situe au niveau du miroir plan. Lacan nous dit que l'accès définitif à i'(a) se résout en un constant transitivisme. Dans le schéma, figure 3,[98] cette notion est figurée par le miroir A qui peut basculer jusqu'à 180°. Ainsi la position de l'Autre imaginaire peut être altérée, voire effacée transformant alors l'image du sujet.

 

L'intérêt premier de cette démonstration pour nous est la figuration de la place de l'Autre. Celle-ci est nécessaire pour que l'identification soit acquise. En effet, c'est par le regard de l'Autre, initialement la mère, que l'image dans le miroir prend son sens, Or, comme Lacan nous dit:

 

"On aurait tort de croire que le grand Autre du discours (en l'occurrence le père) puisse être absent d'aucune distance prise par le sujet dans sa relation à l'autre, qui s'oppose comme le petit, d'être celui de la dyade imaginaire…Car l'Autre où le discours se place, toujours à la triangulation en son plus pur moment dans le geste par quoi l'enfant au miroir se retournant vers celui qui le porte, en appelle du regard au témoin qui décante, de la vérifier, la reconnaissance de l'image, de l'assomption jubilante, où certes elle était déjà."[99]

 

Pour les sujets schizophrènes il semble être clair que ce grand Autre est forclos. Rien ne viendra assurer que l'image qu'ils voient est la leur. Il n'aura donc pas une identification à l'image spéculaire. Celle-ci ne sera pas cautionnée par l'Autre. C'est comme si dans le montage optique son œil était situé en dehors du cône formé par une génératrice joignant chacun des points de l'image en i'(a). Le peu de rapport qu'ils peuvent avoir avec l'autre reconnu comme autre, se situe, en grand nombre de cas, dans l'agressivité transitive. Nous y reviendrons.

 

  1. L'inscription sur le Corps

 

Les phénomènes du délire sont pour ainsi dire les manifestations d'un traumatisme de ce que Lacan appelle l'effraction imaginaire de "la Prägung de l'évènement traumatique originatif. "[100] Ce noyau autour duquel s'amasse le matériel symbolique se reconnaît par la répétition de ses rejetons, après-coup.

 

Lacan remarque que "ce terme, Prägung, emporte avec lui des résonnances de frappe, frappe d'une monnaie" et que sa valeur traumatique "n'est nullement à situer juste après l'événement". Cette notion nous ramène à ce que Freud a signifié par sa description de l'effet après-coup.[101]

 

Un traumatisme prendra sa signification traumatique seulement dans un temps ultérieur par l'identification mutuelle des traces mnésiques qui sert de détonateur. Un exemple de l'opération d'un traumatisme après-coup est le rêve que fait l'Homme aux Loups dans l'attente des cadeaux de Noël, attente qui nous le rappelons trouve son ressort dans l'attente d'être satisfait par le père et ce que cette satisfaction implique. C'est l'événement originaire, non-encore traumatique, qui semble se situer dans le champ du regard.

 

"Le trauma, en tant qu'il a une action refoulante, intervient après-coup, nachträglich. A ce moment-là, quelque chose se détache du sujet dans le monde symbolique même qu'il est en train d'intégrer. Désormais, cela ne sera plus quelque chose du sujet. Le sujet ne parlera plus, ne l'intégrera plus. Néanmoins, ça restera là, quelque part, parlé, si l'on peut dire, par quelque chose dont le sujet n'a pas la maîtrise. Ce sera le premier noyau de ce qu'on appellera par la suite ses symptômes. "[102]

 

Cette Prägung de l'événement que Freud nous explique se situe d'abord dans une inconscient non-refoulé, elle "n'a pas été intégrée au système verbalisé du sujet," ajoute Lacan, "elle n'est même pas montée à la verbalisation, et même pas, à la signification"[103] et comme telle serait la source d'un éventuel refoulement.

 

 

Lacan dit qu'entre la frappe et le refoulement symbolique, il n'y a "aucune différence essentielle". "Il n'y a qu'une différence, personne n'est là pour lui donner le mot"[104]. Pour nos patients, ce noyau, la Prägung, se rapporte à une image œdipienne absente, non pas à l'absence d'une image paternelle se rapportant à l'absence du père réel mais à la forclusion du Nom-du-père. Autrement dit, le sujet rencontre une matière impropre à la moïsation par son impossibilité d'une homogénéisation. Il n'arrive pas à faire corps avec un vide. A la limite il arriverait à rattacher ce vide à un Autre. C'est ce qui semble se passer dans le processus de métaphorisation.

 

Tout comme les phénomènes de répétition du rêve infantile chez l'Homme aux loups, et comme son épisode psychotique, l'inscription sur le corps est liée à cette frappe dune "monnaie" originelle.

 

Chez l'Homme aux loups et chez les sujets schizophrènes que nous avons rencontrer, cette Prägung opère par un glissement de ce qui est d'ordre libidinal à ce qui est d'ordre narcissique.

 

Nous retrouvons là, une manifestation de ce que Freud a épinglé sous l'enseigne de la castration. Notons comment il formule l'angoisse de castration chez l'Homme aux Loups. Selon Freud, la force pulsante du refoulement qui donne lieu à la phobie du loup "ne pouvait être que la libido génitale narcissique qui par inquiétude pour son membre masculin, se rebellait contre une satisfaction dont la condition semblerait être le renoncement à ce membre. Dans ce narcissisme menacé il puisait la masculinité avec laquelle il se défendait contre sa position passive envers le père."[105]

 

Ainsi sous le même enseigne se trouve la libido et le narcissisme; l'idée est que tout l'être est génital et que cette inquiétude pour le membre masculin recouvre une inquiétude sur le plan narcissique. La castration sera envisagée ici comme quelque chose qui fait limite à la satisfaction pulsionnelle. Ces précisions nous semblent importantes pour comprendre le sens que prend la castration dans la psychose. Dans le cas de l'Homme aux loups, et chez nos patients, sur une autre niveau, la signification de la castration sera "rejeté", verworfen, terme que Lacan a traduit par le mot forclusion.

 

Freud dit au sujet de l'Homme aux loups, que le sens premier de ce rejet "est qu'il n'en voulut rien savoir au sens du refoulement. Aucun jugement n'était à proprement parler, porté par là sur son existence, mais ce fut tout comme si elle n'existait pas".[106] Ce premier noyau du refoulé, ce au-delà du refoulement qui est constitué primitivement sera le centre d'attraction "qui appelle à lui tous les refoulements ultérieurs". "Il en est le fond et le support" [107]du refoulement.

 

"Dans la structure de ce qui arrive à l'Homme aux loups, le Verwerfund de la réalisation de l'expérience génitale est un moment tout à fait particulier, que Freud lui-même différencie de tous les autres. "[108] Cette forclusion de la signification de la castration est ce qui sera exclu de l'histoire de l'Homme aux loups, ce qu'il sera incapable de dire sans le forçage de Freud. Elle restera le ressort de l'expérience répétée du rêve infantile et de l'épisode psychotique ultérieur.

 

C'est cette incapacité à dire que Lacan fait valoir ici. Incapacité à dire et absence, devons-nous inclure, d'une parole venant de l'Autre qui met en mots l'expérience vécue par le sujet si en raison de son immaturité il n'y arrive pas par lui-même. Nous demandons comment la forclusion de ce contenu en soi, situé dans le champs du regard, sera le fond et le support de tous les refoulements ultérieurs, surtout quand nous savons que cette matière ne sera pas métabolisée par le psyché. Néanmoins, nous voyons aisément que la possibilité qui aura un sujet à lier ce contenu (essentiellement un vide) à un Autre va lui permettre à sauter une case, de métaphoriser un contenu, l'associant à un autre pour permettre une homogénéisation et une ré-structuralisation du même coup.

 

 

[84] LACAN, J., "Le stade du miroir comme formateur du Je telle qu'elle nous est révélée dans l'expérience psychanalytique". 1949, in Ecrits, Paris, Seuil, 1966, p. 95.

 

[85] LACAN, J., Les Complexes Familiaux dans la Formation de l'individu, 1938,in Paris, Navarin Editeur, 1984, p. 43.

 

[86] Le stade du miroir comme formateur du Je telle qu'elle nous est révélée dans l'expérience psychanalytique", op.cit. p. 97.

 

[87] Ibid.

 

[88] LACAN, J., Le Séminaire, L'Angoisse, op. cit., le 23 Janvier 1963.

 

[89] LACAN, J., "Remarque sur le rapport de Daniel Lagache: Psychanalyse et structure de la personnalité", 1958, in Ecrits, Paris, Seuil, p. 674.

 

[90] Ibid. p. 676.

 

[91] Ibid. p. 676.

 

[92] Ibid. p. 682.

 

[93] Ibid. p. 682.

 

[94] LACAN, J., Le Séminaire, II, "Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse", 1954-1955, texte établi par Jacques-Alain MILLER, Paris, Editions du Seuil, 1978, p. 66.

 

[95] FREUD, S., L'Homme aux loups, op.cit. pp. 27-28.

 

[96] LACAN, J., Le Séminaire, L'Angoisse, op.cit., le 29 Mai 1963.

 

[97] LACAN, J., "Remarque sur le rapport de Daniel Lagache", op.cit., p. 676.

 

[98] Ibid., p. 680.

 

[99] Ibid., p. 678.

 

[100] LACAN, J., Le Séminaire, I, Les Ecrits Techniques de Freud, 1953-54, texte établi par Jacques-Alain MILLER, Paris, Seuil, 1975, p. 214.

 

[101] Ibid., p. 214.

 

[102] Ibid., p. 215.

 

[103] Ibid., p. 214.

 

[104] Ibid., p. 215.

 

[105] FREUD, S., L'Homme aux Loups, op. cit,. p. 43.

 

[106] Ibid., p. 83.

 

[107] LACAN, J., Le Séminaire I, op.cit., p. 54.

 

[108] Ibid., p. 55

 

 

 

 

 

 

 

Cinquième Partie

 

Bipartition

 

"J'étais bien décidé, cette fois, à ne pas "marcher", à rester hors du jeu et à considérer, comme je l'avais vu faire à d'autres avec un si enviable naturel, d'un air d'incompréhension un peu étonné, ses contorsions. Je les avais remarquées tout de suite : je ne peux jamais m'empêcher de les voir. Je ne peux jamais éviter de percevoir, venant d'elle, les décharges les plus légères et de vibrer à l'unisson. C'est pour cela aussi qu'il m'est arrivé souvent de la haïr, pour cette complicité, cette promiscuité humiliante qui s'établit entre nous malgré moi, cette fascination qu'elle exerce toujours sur moi et qui me force à la suivre à la trace, tète basse, flairant à sa suite d'immondes odeurs."

 

Portrait d'inconnu

Nathalie Sarraute

 

 

 

La notion d'une polarité schizophrène peut surprendre par l'idée qu'elle évoque d'une similitude avec des pathologies dites maniaco-dépressives. Comme dans cette dernière pathologie, cette polarité ressemble à la mise en acte d'un mécanisme de défense. Or nous verrons comment cette polarité semble correspondre à la structuration ou la restructuration du sujet schizophrène. Nous tacherons de mettre en valeur différents mécanismes de défense qui tendent à consolider ce processus et donne à la schizophrénie sa coloration particulière.

 

  1. Isolé du vide

 

C'est la rencontre avec le vide qui semble être traumatique pour le sujet schizophrène, peut-être simplement parce que le sujet se confronte à ce même moment ce qui est autre. Cette rencontre le met devant le réel comme impossible, pour ainsi dire, sans la possibilité de métaboliser celui-ci par la présence d'un Autre. Cependant, le sujet, qui avant ce moment arrivait à faire corps avec tous les autres objets qu'il rencontrait, pourrait très bien continuer à penser sur ce mode. Ce qui nous semble comme des rejetons du refoulé est peut-être une tentative d'associer ce vide sur le mode de la métonymie. Le sujet recherche peut-être parmi les traces mnésiques la matière présente avant le traumatisme et tenterait de les reclasser.

 

En outre, si nous observons dans le délire une tentative de réintégration du passé par la mise en fonction dans le jeu des symboles la Prägung, l'absence de la métaphorisation empêche l'accomplissement d'un tel projet après-coup. Il semblerait que de nombreuses tentatives d'intégration symbolique seront particulièrement troublantes parce que les associations à un matériel mnésique récent ramèneraient chaque fois le sujet vers le vide, tel qu'il l'a été jadis rencontré. Elles se solderont ainsi dans la schizophrénie, par des effractions imaginaires. Les contenus de ces représentations prendront leur valeur traumatique en tant qu'action refoulante, après-coup par leur organisation ultérieure autour de ce vide. Nous y reviendrons.

 

En se référant toujours à l'Homme aux loups d'après "La Dénégation", Lacan dit "le sujet n'éprouvera pas un sentiment moins convaincant à se heurter au symbole qu'il a à l'origine retranché de sa Bejahung. Car ce symbole ne rentre pas pour autant dans l'imaginaire. Il constitue, nous dit Freud, ce qui proprement n'existe pas; et c'est comme tel qu'il ek-siste, car rien n'existe que sur un fond supposé d'absence. Rien n'existe qu'en tant qu'il n'existe pas".[109]

 

C'est l'absence de l'affirmation, la Bejahung, dont Freud, puis Lacan ont dit qu'elle coupait court à toute manifestation symbolique de la castration chez l'Homme aux loups. [110]

 

C'est en effet la Bejahung, l'affirmation qui se pose comme constituant du jugement d'attribution qui est lui-même la condition préalable au jugement d'existence. Or, la Bejahung au stade originaire de l'être n'est autre chose qu'une unification, unification qui se procède sur les voies d'une homogénéisation par contiguïté.

 

Cependant ce n'est pas en tant qu'objet non-homogène, rejeté de la psyché, que ce symbole sera pour autant évacué durablement de l'être. Reprenons cette discussion dans l'œuvre de Freud, où sur ce point il dit, "Un refoulement est quelque chose d'autre qu'un rejet."[111]La castration simplement rejetée, "ce en quoi le jugement sur la réalité de celle-ci ne faisait pas encore question, était certainement encore et toujours susceptible d'être activé." [112]Et Freud démontre comment ce contenu rejeté, forclos, est activé et revient dans le réel avec l'exemple de l'hallucination du doigt coupé de l'Homme aux loups.

 

C'est ce même contenu qui surgit dans un délire à forme hypochondriaque chez ce dernier.[113] Ruth Mack-Brunswick, son deuxième analyste, écrit:

 

               "Il était absolument désespéré. On lui avait dit que l'on ne pouvait rien faire à son nez parce que ce nez était en réalité en parfait état: alors il ne pouvait plus continuer à vivre dans cet état de mutilation irréparable. Il exprimait ainsi à nouveau la plainte qui était revenue au cours de toutes se maladies antérieurs: enfant, quant il souillait ses culottes et se croyait atteint de la dysenterie; jeun homme, quand il eut contracté la gonorrhée; enfin dans un si grand nombre de situations ultérieures de son analyse chez Freud. Cette plainte, qui contenait le noyau de son identification pathologique à la mère, était: Je ne puis continuer à vivre ainsi (so kann ich nicht mehr leben). Le "voile" de sa maladie antérieur l'enveloppait complètement,. Il négligeait sa vie et son travail quotidien, absorbé qu'il était, à l'exclusion de toute autre chose, par l'état de son nez. Dans la rue, il se regardait dans toutes les devantures; il avait un petit miroir de poche qu'il sortait s'inspecter de près, enlevant la poudre. Puis il examinait les pores, pour voir sils s'élargissaient, repoudrait le nez, rentrait le miroir et l'instant d'après recommençait. Sa vie était concentrée dans le petit miroir qu'il portait dans sa poche et son sort dépendait de ce que celui-ci lui révélait ou de ce qu'il allait lui découvrir."[114]

 

De ce texte de R. M.Brunswick concernant l'Homme aux loups, nous relevons plusieurs points analogiques aux phénomènes de nos patients.

 

(1)         Le rapport du sujet au signifiant.

(2)         La réapparition du voile chez l'Homme aux loups qui nous intéresse pour des nombreuses raisons que nous verrons plus loin.[115]

(3)         Le problématique du miroir, de fascination, de sidération, de répétition et de l'opposition (pour ne pas dire dialectique). Hors cette fascination ou sidération qui nous apparaît comme blocage devant un impossible, nous avons noté chez ces malades la répétition, le re-lancement que nous rapportons à une opposition qui procède toute symbolisation.

(4)         La façon dont ce vide, cette absence de sens semble attirer à lui tout le matériel concomitant, donnant ainsi l'étoffe même de l'expérience délirante.

 

Nous avons déjà indique comment ce refus, cette forclusion, en tant que Prägung, peut opérer dans le développement des symptômes et des phénomènes langagiers chez les schizophrènes. Une impossibilité de métabolisation d'un contenu aboutit à chaque rencontre ultérieur de celui-ci à un retour au temps avant cette première rencontre avec le vide, ou le traumatisme. Les associations pourraient aboutir à une impression de transformation corporelle, un dégradation du langage, des hallucinations auditives…, le tout s'organisant devant ce trou, dans une tentative de comblement, ou dans un tentative d'éloignement.

 

Nous allons étudier ce concept d'isolation des contenus, une sorte de bipartition pour définir se qui pourrait être une expression de bipolarité chez le sujet schizophrène, mais surtout pour développer nos concepts métapsychologiques concernant le développement de la pensée.

 

  1. L'Intrus ou l'Immixtion

 

En guise d'introduction à son complexe d'intrusion, Lacan reprend Les Confessions, I, VII, de Saint Augustin à propos de la jalousie. Il nous dit que ce thème doit être interprété prudemment. En effet, la jalousie fraternelle, se fonde sur l'identification, sur un sentiment de l'autre. "Jai vu de mes propres yeux, dit Saint Augustin, et bien observé un tout-petit en proie à la jalousie: il ne parlait pas encore et il ne pouvait sans pâlir arrêter son regard au spectacle amer de son frère de lait."[116]

 

"L'image du frère non sevré n'attire une agression spéciale que parce qu'elle répète dans le sujet l'imago de la situation maternelle et avec elle le désir de la mort. Ce phénomène est secondaire à l'identification."[117] Cependant, l'identification dans le stade du miroir où l'imago du double est central est un monde narcissique qui ne contient pas autrui. Au départ de ce stade, le sujet ne se distingue pas de son image virtuelle. L'introduction d'un tiers objet constituera une intrusion narcissique où le sort de la réalité va être joué.[118] C'est le mécanisme selon lequel l'enfant va connaître un semblable. Cependant, la perception de celui-ci ne suffit pas à rompre l'isolement affectif du sujet.

 

Ce n'est peut-être pas exact de dire, dans le cas de ces "sujets"* qu'autrui n'existe pas. Précisions ce point par l'examen de l'invidia, mot que Lacan nous dit venir de videre et qui sera responsable du regard amore conspectu, d'un regard amer, qui décompose le petit sujet regardant son frère de lait, et fait sur lui-même l'effet d'un poison.

 

"Pour comprendre ce qu'est l'invidia dans sa fonction de regard, il ne faut pas le confondre avec la jalousie." Ce que le petit enfant, ou quiconque, envie, ce n'est pas ce dont il pourrait avoir envie. L'envie est provoquée par la possession de biens qui ne seraient, à celui qui envie, "d'aucun usage et dont il ne soupçonne même pas la véritable nature". [119]

 

"Elle fait pâlir le sujet devant l'image d'une complétude qui se referme," dit Lacan, "et de ceci que le a, le a séparé à quoi il se suspend, peut être pour un autre la possession dont il se satisfait, la Befreidigung." [120]

 

Avec une de nos jeunes patientes, l'enfant dont il a été question plus haut, nous avons mis en place un jeu, modelé après le Squiggle de Winnicott. Cependant, il nous devient tout de suit évident qu'elle ne cherchait pas à traduire les traits, elle les imitait ou les prolongeait seulement. Au lieu de modifier notre dessin, elle le copie, trait par trait sur un grand tableau blanc où nous nous dessinons, côte à côte. La réaction de cette enfant nous a conduit de réfléchir sur l'imitation chez le psychotique* et chez le jeune enfant où l'invidia tel qu'il fonctionne dans le regard semble bien présent. Nous pensons dans un premier temps que cette imitation vient de ce que Lacan a appelé une immixtion des sujets.[121] Avec l'éclosion du délire nous entrons dans "le domaine d'une intersubjectivité", impliquant "l'immixtion des sujets". Il y a usage de "l'entre-je, c'est-à-dire du sujet interposé."[122]C'est-à-dire, selon Lacan, le délire proprement dit fait découvrir le sujet la présence d'un autre, autre pourtant toujours, déjà là. Il commence à partir du moment où le sujet entend des voix. Or chez le sujet psychotique non-délirant, comment définir cet autre, en dehors du langage?

 

  1. L'Autre Même

 

Nous continuerons notre exposé des séances de thérapie. Dans un deuxième temps c'est nous qui copions les traits de notre sujet. Elle retenait certains objets des premières séances à son compte, marque d'une imitation intériorisée[123]elle en faisait surgir d'autres, et ce travail provoquera une certaine agressivité.

 

C'est dans le champ scopique où se définit proprement l'invidia, que notre sujet, voyant notre dessin, se met à dessiner comme nous. Nous pensons en effet qu'il s'agit effectivement d'une réaction d'un sentiment de perte, sentiment qui s'annule quand nous l'imitons mais qui est aussitôt remplacé par l'angoisse.

 

Selon Lacan, l'angoisse servira à empêcher le sujet sur la route de la jouissance, jouissance qui parait loin. Il rencontre cette cassure intime toute proche de ce qui sera sa propre image spéculaire et il se fait piéger par celle-ci.[124]

 

Lacan rapporte à cette phase du stade du miroir les effets de transitivisme observable chez les enfants ayant un écart d'âge très réduit, deux ou trois mois maximum, qui se confondent avec leur image à ce stade. Un enfant pleure parce qu'un autre tombe, un enfant esquisse un geste et l'autre le termine, etc. Pourtant la discordance caractéristique de cette phase contribuera à la formation du moi. "Mais" dit Lacan, "avant que le moi affirme son identité, il se confond avec son image qui le forme, mais l'aliène primordialement".[125]

 

Nous ne pouvons que nous arrêter devant cette expression de l'identification au semblable, qui dans un premier temps procède dans un rapport de contiguïté au stade du miroir. "Est-ce que je suis le même que toit? ou est-ce que je suis autre?" Notre patient barre systématiquement tout nouveauté qu'elle apporte au dessin jusqu'au point de l'effacer. Ce n'est que lorsque nous le copions qu'elle permet à ses dessins d'exister mais en revanche elle les frappe.

 

Ce comportement devient particulièrement remarquable lors des passages à l'acte agressifs des sujets schizophrènes. Ils semblent être chaque fois le résultat d'une situation d'angoisse intenable, provoquée par leurs propres gestes, repris en miroir par un autre, donc par la perception du double. Dans son article, "L'agressivité en psychanalyse", Lacan développe ce thème d'une Gestalt propre à l'agression chez l'homme. Le sujet tendu vers l'agressivité est poussé vers une extériorité constituante. En effet, c'est dans le stade du miroir que le sujet s'identifie à la Gestalt visuelle de son propre corps.

 

C'est cette captation par l'imago de la forme humaine qui domine la dialectique du comportement de l'infans à ce stade. "Il y a là une sorte de carrefour structural, où nous devons accommoder notre pensée pour comprendre la nature de l'agressivité chez l'homme et sa relation avec le formalisme de son moi et de ses objets. Ce rapport érotique où l'individu humain se fixe à une image qui l'aliène à lui-même, c'est là la forme d'où prend origine cette organisation passionnelle qu'il appellera son moi."[126]

 

Il nous semble que le rapport du malade au dessin et les sujets schizophrènes aux autres peut être rapprochée de ce moment du stade où "le je se précipite en une forme primordiale, avant qu'il ne s'objective dans la dialectique de l'identification à l'autre et que le langage lui restitue dans l'universel sa fonction du sujet. "[127]

 

Cependant il faut souligner que chez ces sujets, ce n'est peut-être qu'au moment de ces passages à l'acte agressifs qu'ils se précipitent en une forme, en une Gestalt, expulsion tout à fait en rapport avec l'autre moment où notre sujet dysmorphophobique se reconnaissait.[128]

 

Or nous avons dit que cet effort d'expulsion était un effort à expulser un "mauvais même". Ce pictogramme de rejet semble être une tentative de repousser cet a sous forme de déchet, et d'éloigner pour ainsi dire les pulsions de mort.[129]

 

"Agir, c'est arracher à l'angoisse sa certitude. Agir, c'est opérer un transfert d'angoisse," dit Lacan. [130] Comment comprendre ces passages à l'acte s'ils ne sont pas des tentatives par le sujet d'expulser hors de lui-même cet autre-même dans un acte qui transfère l'angoisse, où il se confond mais qui le forme comme l'identification au Stade du Miroir?

 

Reprenons la question du traumatisme. Freud nous dit que si le traumatisme laisse "une lésion patente, les chances d'apparition d'une névrose sont diminuées".[131] Il recherche une explication à cette énigme dans ses travaux antérieurs:

 

"Premièrement, l'ébranlement mécanique doit être reconnu comme l'une des sources d'excitation sexuelle; deuxièmement, une maladie douloureuse et fébrile exerce, tant qu'elle dure, une puissante influence sur la répartition de la libido. Ainsi donc, la violence mécanique du traumatisme libérait le quantum d'excitation sexuelle qui a un effet traumatique en raison du manque de préparation par l'angoisse; mais s'il survient en même temps une lésion physique, celle-ci en exigeant un surinvestissement narcissique de l'organe atteint, lierait l'excitation en excès."[132]

 

Freud opère dans ce texte un nouveau glissement entre de ce qui sera de l'ordre du sexuel, à ce qui sera de l'ordre du narcissique. Nous allons faire autant. Ainsi toute violence mécanique pourrait libérer le quantum d'excitation qui n'a pas été maîtrisée par association et pourrait expliquer un des bénéfices d'un passage à l'acte violent pour le sujet, tant qu'il dure. Cet acte sera un surinvestissement narcissique dans la mesure où l'autre ici sera l'autre-même.

 

Rappelons que Freud construit l'hypothèse qu'enfant l'Homme aux loups aurait interrompu "l'union de ses parents par une évacuation de selle."[133] Il en donne plusieurs significations, particulièrement, celle d'un don.

 

Ce sens est secondaire à celui d'une "bipartition imaginaire",[134] selon S. Leclaire. Et c'est à noter que la castration, dans son sens premier a une seule marque, l'angoisse : "Il est bien évident qu'on ne saurait en détacher le signe de l'intervention de l'autre comme tel; cette caractéristique en réalité lui ayant toujours, et depuis le début, été affectée, c'est donc l'autre qui menace de castration."[135]

 

C'est bel et bien la reconnaissance d'un autre, menaçant pour ainsi dire, parce qu'il est autre, qui amène le sujet à se distancer de cet objet a, ce déchet, ce reste. Or chez ces sujets ce déchet ne se maintient pas comme autre. Il apparaît sur une autre scène, nous avons dit, comme métaphore subjective, ou plutôt comme un faux semblant auquel le malade s'identifie ou se substitue.

 

En effet, c'est dans l'expérience du miroir où notre sujet dysmorphophobique semble rechercher une complétude, comme lui-même peut compléter l'Autre (pas encore Autre) dans un rapport plutôt métonymique. C'est dans le miroir où il croit pourvoir trouver sa vraie place, annihilant ainsi l'altérité d'une opposition. Dès qu'il quitte le miroir, il sera comme guetté par ce membre fantôme qu'il croit retrouver dans le miroir.

 

S. Leclaire développe en détail le concept primitif symbolique de cette "petite chose pouvant être détachée du corps" que nous avons souligné par ailleurs. Il nous dit:

 

               "Si ce rejet (le bol fécal) est en effet symbolique, c'est dans la mesure où il représente l'expérience d'une sorte de bipartition d'enfantement auto-érotique et non point (comme cela peut le devenir secondairement dans certaines circonstances) comme un médiation".[136]

 

               "Cette distinction nous paraît cependant capitale car c'est à son niveau, (…) que nous pouvons reconnaître le prototype expérimental de l'altérité profondément narcissique, duelle, purement imaginaire (…) née d'une expérience de création autogène sur le mode d'une bipartition, qui aboutit au concept de l'autre comme partie de soi-même, et d'autre part, l'altérité tierce, primitivement symbolique, dont le modèle est l'image, hautement symbolique du pénis."[137]

 

Cette altérité imaginaire est la conséquence de ce que Freud a souligné comme étant le plus primordial chez l'être vivant, c'est-à-dire une opposition qui sera formalisée dès la première métaphore mais qui existe comme primitivement symbolique dans cette production dérisoire de ce tiers objet narcissique.

 

Ainsi si cet autre, partie de soi, restera fondamentalement ce qu'il est, le mauvais même[138] c'est parce qu'il y a quelque chose dans cette expérience telle qu'elle se présente chez les sujets schizophrènes et chez l'Homme aux loups comme tentative d'expulser, un Ausstossung primitif qui ne sera pas métaphorisé. "Le moi-plaisir originel", dit Freud "veut s'introjecter tout le bon et jeter hors lui tout le mauvais. Le mauvais, l'étranger au moi, ce qui se trouve au-dehors est pour lui tout d'abord identique."[139]

 

L'éternel retour du même[140] se présente ainsi comme éternel retour du même réel, dans cet acte où le sujet trouve sa certitude. "Le niveau anal est le lieu de la métaphore", dit Lacan.[141] Cependant ici il nous semble que nous ne parlons pas encore d'une métaphore mais d'un objet de substitution ou, à la limite objet d'une identification primitive, et en tous les cas un faux-semblant du sujet.

 

  1. L'Intrus Voilé

 

Par ailleurs, le voile de l'Homme aux loups nous semblait fournir une articulation encore plus étroite entre cette bipartition première, en l'occurrence les enveloppes qu'accompagne l'enfant à la naissance, et le regard.

 

En effet, le voile apparaît pour la première fois, après que l'Homme aux loups, encore très jeune, contracte le gonorrhée. Ce voile que Freud reconnaît bien comme étant lié à cette atteinte narcissique sera rattachée au "voile de naissance", par association, à l'expression de l'Homme aux loups "coiffe de bonheur" est désigné par Freud comme étant une expression d'un désir de rencontrer le père lors du coït.[142]

 

Or nous reconnaissons dans ce voile un autre exemple de retour du réel. Réel visible où nous pourrions figurer ce voile comme reste qui s'est accolé au moment du schize de l'œil et du regard. C'est-à-dire, au moment où de la pulsion scopique émerge le regard comme objet de désire, comme objet cause de désir, objet a. Nous utilisons volontairement ce terme figurer. Il concerne avant tout, chez ces sujets, un signifiant forclos qui fera retour dans le réel. Lacan dit, "Au niveau de la dimension scopique, en tant que la pulsion y joue, se retrouve la même fonction de l'objet a qui est repérable dans toutes les autres dimensions".[143]

 

"L'objet a est quelque chose dont le sujet, pour se constituer, s'est séparé comme organe. Ca vaut comme symbole du manque, c'est-à-dire du phallus, non pas en tant que tel, mais en tant qu'il fait manque. Il faut donc que ça soit un objet – premièrement, séparable – deuxièmement, ayant quelque rapport avec le manque."[144] Autrement dit, la condition pour que l'objet a fonctionne comme symbole du manque, comme objet du désir, est il faut qu'il soit séparable, et non séparé. Par ailleurs, il faudrait qu'il fonctionne comme symbole, car il pourrait simplement combler un trou. En tant que chose qui comble, nous avons déjà rencontré quelques manifestations. C'est l'empreinte sensorielle fonctionnant comme organe qui entraîne le sujet sur la voie de désir au niveau scopique comme au niveau de l'ouïe.

 

Et Lacan continue dans ce même texte, "au niveau scopique, nous ne sommes plus au niveau de la demande, mais du désir, du désir à l'Autre. Il en est de même au niveau de la pulsion invoquante, qui est la plus porche de l'expérience de l'inconscient."[145] Le regard appellerait déjà à lui le désir, semble-t-il, avant que cet objet soit séparé du sujet.

 

Faute d'éléments nous ne saurions aller très loin dans une recherche sur le matériel langagier de l'Homme aux loups. Cependant, il nous semble qu'ici l'empreinte sonore doit également fonctionner comme organe par des voies expliquées ci-dessus. Et si nous croyons ce que Freud en dit au niveau des interprétations, nous comprenons que ce voile fonction, au moins dans une certaine mesure, comme symbole, c'est-à-dire, comme objet de représentation.

 

Nous nous retrouvons également ici devant un phénomène qui ressemble fort à celui que nous avons décrit chez notre sujet dsymorphophobique, c'est-à-dire le sentiment qu'a chacun de ces sujets d'être normal, ou de se voir normalement, après avoir déféqué. Ce phénomène nous amène à parler plus en détail de l'objet du regard, et de comprendre la castration à ce niveau.

 

Remarquons aussi la connexion entre le stade anal et la scoptophilie qui devient apparent au cours du complexe d'intrusion.[146] Pourtant chez l'Homme aux loups et chez notre sujet il semblerait que cette articulation apparaisse dès qu'il y a cette bipartition des enveloppes embryonnaires à la naissance où chez ce premier nous trouvons une image de ce reste.

 

 

  1. Double et Démenti

 

 

Ce reste sera l'objet, témoin d'une perte que Lacan appelle l'objet a. C'est un reste au sens de la division, cet autre dernier est "la preuve et la seule garantie en fin du compte de l'altérité de l'Autre."[147] Il correspondrait, chez le névrosé, à une petite réserve libidinale non-investie au niveau de l'image spéculaire qui resterait cependant investie profondément, irréductible selon Lacan, au niveau du corps propre, au niveau du narcissisme primaire, au niveau de l'auto-érotisme.[148]

 

Le phallus est associé à ce reste sous une forme négative que Lacan note (-g) pour indiquer son rapport à l'image comme "coupe de l'image spéculaire"[149] et donc non représenté au niveau imaginaire, c'est-à-dire dans le schéma du bouquet renversé au niveau de l'image virtuelle en a, il n'apparaît rien.

 

Lacan représente cette qualité de non-spécularité, comme la structure du regard d'après Maurice Merleau Ponty le fait, en référence à l'Homme aux loups. C'est-à-dire, comme un doigt de gant qui se retourne, ou comme cross-cap dans la topologie lacanienne. L'intérieur et l'extérieur étant identiques, il n'y a pas d'image spéculaire.[150]/[151]

 

Ainsi au niveau du regard cette qualité de non-spécularité de a devrait être la plus évidente. Pourtant, comme comprendre l'expérience de notre patient dysmorphophobique qui, nous l'avons dit, reste investi totalement pour ainsi dire au niveau d'a, où nous remarquons que a n'est pas encore représenté comme perdu? Et comment comprendre l'expérience de l'Homme aux loups qui voit le monde à travers ce voile?

 

Pour comprendre ces phénomènes nous allons référer à l'œuvre de Freud, à "L'inquiétant étrangeté" où il explique la représentation du double.

 

Freud définit ce concept de double d'après un des contes d'Hoffmann, où surgissent des personnages d'une inquiétante étrangeté. Le double "était à l'origine une assurance contre la disparition du moi".[152] Un "démenti énergique de la puissance de la mort"[153]et il est probable que "l'âme immortelle a été le premier double du corps."[154] "La création d'un tel dédoublement pour se garder de l'anéantissement a son pendant dans une mise en scène de la langue de rêve qui ainsi a exprimé la castration par redoublement ou multiplication du symbole génital."[155]

 

L'autre trouve donc sa première expression en tant que double, déjà un démenti à l'expérience de la perte.

 

Dans le rêve et puis le dessin de l'Homme aux loups, la multiplicité des loups sur les branches, elles même multiples, illustre bien ce point. C'est cette même présence phallique[156] qui est déterminante dans le traumatisme de ce dernier. "Chacun sait", dit Lacan, "que malgré qu'il soit présent, visible sous la forme d'un fonctionnement du pénis, ce qui frappe dans l'évocation de la réalité des la forme fantasmée de la scène primitive, c'est toujours quelque ambiguïté concernant justement cette présence." [157]

 

Or Lacan souligne que cette multiplicité des phallus est une ambiguïté commune avec la non-spécularité de l'objet a.[158] Il décrit ainsi le phénomène du double comme a, donnant l'exemple de l'expérience de Maupassant lorsque, vers la fin de sa vie, il a l'expérience angoissante de ne plus se voir dans le miroir, "où qu'il aperçoit dans une pièce quelque chose qui lui tourne le dos et dont il saisit immédiatement qu'il n'est pas sans avoir un certain rapport avec ce fantôme, quand le fantôme se retourne, il voit que c'est lui". Ainsi se représente l'entrée de a dans le monde du réel, "où il ne fait que revenir".[159]

 

Freud dit que l'angoisse est un signal à la limite du moi. Au stade du miroir, avec la conjonction de la parole, le désir émerge dans une confrontation avec l'image. "Lorsque cette image qui a été décomplétée, se complète, lorsque la face imaginaire qui était non intégrée, réprimée, refoulée surgit, alors," dit Lacan, "l'angoisse apparaît". [160] C'est là où nous reconnaissons la présence d'a.

 

Dans la psychose, ce n'est pas encore un a en tant que reste abhorré de l'Autre, mais en tant que chose, qui constitue un danger pour le Moi. "C'est la structure même de ces objets qui les rend impropres à la moïsation."[161]

 

Pour articuler les phénomènes de dépersonnalisation plus clairement, Lacan dit : "ce n'est pas parce que ce qui est vu dans le miroir est angoissant que cela n'est pas proposable à la reconnaissance de l'Autre, qu'une relation s'établit dont l'enfant est trop captif pour que le mouvement de retour vers l'Autre comme caractéristique du stade de miroir soit possible. C'est le fait qu'ici "la relation duelle pure dépossède, (…) le sujet de cette relation au grand Autre."[162]

 

Nous pouvons confirmer ce que nous avons dit plus haut concernant la recherche de complétude que fait le sujet dysmorphophobique dans son expérience du miroir. L'angoisse tient au fait de la présence de la Chose, présence d'a, mais faux a chez le psychotique. Le miroir, ou plutôt le cadre de ce miroir, en tant que limite du réel, fait limite à l'angoisse. Pourtant nous pouvons nous demander comment le sujet se laisse prendre au leurre de l'image au point de se faire déposséder de la relation au grand Autre.

 

Revenons au voile de l'Homme aux loups. Est-ce que ce voile ne serait pas un équivalent du double? En fait, Freud lui-même fait le rapprochement, rapportant en exemple le sentiment d'inquiétant étrangeté à la crainte "d'être enterré en état de léthargie".[163]Il dit que l'origine de ce fantasme n'est autre que le fantasme de vivre dans le sien maternel, interprétation qu'il donne également du voile de l'Homme aux loups.[164]

 

Ce voile, que nous figurons comme reste de ce qui tient à l'œil au moment de la schize, nous intéresse parce qu'il semble nous démontrer de la façon la plus saisissable ce retour dans le réel de ce que l'on croit reconnaître chez notre patient dysmorphophobique. Celui-ci ne parle pas de voile, peut-être parce qu'il n'était pas né avec une coiffe de bonheur. Cependant, il voit quelque chose, ou l'absence de quelque chose, en l'occurrence des trous, qui ont par ailleurs beaucoup à voir avec le trou de l'Homme aux loups. Or la problématique de l'Homme aux loups est maintenue dans un rapport à l'Autre, tandis que chez les sujets schizophrènes ce rapport n'est pas établi, si ce n'est par un moyen réinventé chez certains.

 

En rêve ce désir devient plus clair. L'objet a, si présent dans le matériel même du langage est dissimulé. Notre malade dysmorphophobique accomplit en rêve la même tâche qu'il accomplit par la défécation. Un jour il rêve que quelqu'un repousse sa figure. Comme l'Homme aux loups qui se fait loups regardant, nous dirons qu'il essaie de repousser ce mauvais objet, cet a qui ne cesse de revenir, exorcisme tenté aussi à chaque passage à l'acte agressif pour ces sujets et qui s'accomplit pour les paranoïaques par l'association de cet objet avec un Autre persécuteur.

 

Nous avons dit, après Lacan dans notre étude antérieur, que les trous que voit notre malade dysmorphophobique avait à voir avec une préexistence au vu d'un donné-à-voir. C'est à partir de la fonction du regard comme tache qui prendra chez ces sujets une qualité d'omnivoyeur, qui servira ici à fasciner, à paralyser un prédateur ou une victime qui le regarde. Les trous qu'il voit et les formes imaginaires du rêve ne sont rien d'autre, que ces taches, multiples. Lacan nous dit au sujet de l'Homme aux loups:

 

                       "l'essentiel dans la révélation de ce qui apparaît à l'Homme aux loups par la béance préfigurant (…) celle de la fenêtre ouverte, ce qui apparaît dans son cadre identifiable en sa forme n'y est pas de savoir où est le phallus; il y est, (…) partout identique à ce que je pourrais appeler la catatonie de l'image: l'arbre, les loups perchés qui (…) regardent le sujet fixement, il n'est nul besoin de chercher, du côté de cette fourrure cinq fois répétée dans la queue des cinq animaux, ce dont il s'agit et qui est là dans la réflexion même que l'image supporte d'une catatonie qui n'est point autre chose que celle même du sujet, de l'enfant médusé, fasciné par ce qu'il voit, paralysé par cette fascination au point que ce qui dans la scène le regarde et qui est en quelque sorte transposition de son état d'arrêt, de son propre corps ici transformé dans cet arbre (…) arbre couvert de loups."[165]

 

"L'élision de la castration au niveau du désir en tant qu'il est projeté dans l'image"[166] pourrait, par exemple, être également repéré chez Wolfson où la langue anglaise sera un drôle de double. Celle-ci a pour effet de devenir cet autre-même quand elle se trouve devant lui, omnivoyant, voulant sous sa forme écrite lui frapper dans les yeux. Ce fait en lui-même souligne comment l'écrit pourrait participer à une sorte de schize, où le sujet se constitue dans l'acte, par la perte de l'objet a.

 

  1. Intrus ou Prothèse ?

 

Mais pourquoi un matériel qui suscita cette bipartition n'aboutit pas à ce que ce matériel reste non-homogène ? Pourquoi ne cesse-t-il de revenir dans le réel, quand il semblerait qu'il suit les voies habituelles de développement? Nous avons déjà partiellement répondu à cette question au sujet du Prägung. Pour comprendre l'effet de cette frappe sur le schize du sujet tel qu'elle pourrait être exprimée dans le regard et pourquoi certains sujets semblent se défendre mieux contre ce retour, nous revenons au concept d'imitation.

 

Il semblerait que l'imitation se produit devant la rencontre avec l'abîme. L'enfant répète les phonèmes, fort, da, après l'adulte dans un premier temps, comme par contagion. D'après Piaget, pour ce qui concerne la vision, il en est de même:

 

               "Un tel comportement, (…) est bien de nature à nous faire comprendre ce qu'est l'imitation à ses débuts : le prolongement de l'accommodation au sein des réactions circulaires déjà en fonction, c'est-à-dire des activités complexes d'assimilation et d'accommodation réunies.

 

               On se rappelle, en effet, que toute conduite perceptive initiale (visuelle, auditive, etc.) nous est apparue, non pas comme un acte simple, mais comme une activité assimilatrice susceptibles d'exercice ou de répétition et par la même de récognition et de généralisation. L'accommodation des organes des sens à l'objectif et des mouvements de ces organes à ceux des choses ne saurait donc constituer, s'il en est ainsi, une donnée première, mais demeure toujours relative à l'assimilation de l'objet à l'activité même de sujet. C'est pourquoi le sujet et l'objet commencent par ne faire qu'un au point que la conscience primitive ne distingue en rien ce qui appartient à l'un et ce qui ressorti à l'autre."[167]

 

Or chez le schizophrène, comme chez l'infans, la répétition du phonème permet au sujet de garder l'autre auprès de lui, même après le départ de celui-ci. Nous pouvons penser qu'il en est de même pour ses gestes, dans la mesure où ceux-ci répètent quelque chose qui vient du regard.

 

Nous reconnaissons dans cette utilisation de l'autre comme prothèse un processus proche de celui qu'Hélène Deutch a appelé : comme si. "C'est un mécanisme de compensation imaginaire de l' Œdipe absent, qui lui aurait donné la virilité sous la forme, non pas de l'image paternelle, mais du signifiant, du Nom-du-Père", dit Lacan.[168] Nathaniel Ross reformule ce concept, des as if personnalités:

 

               "The basic traumata appeared to center about the failure to find objects fro cathexis. The process of identificaiton had not progressed beyond the early stage of imitativeness, which may be regarded as a precursor of identification rather than identification in the actual sens of the word. Such identification had never been consolidated, for lack of a constant affectiveley charged object, and there had been a consequent failure of internalization."[169]/[170]

 

Nous avons déjà décrite cette forme d'identification chez notre patient dysmorphophobique qui faisait comme si il était un homme. Ainsi nous avons découvert comment ce processus semblait être également lié, par voie de contiguïté, au signifiant que nous avons souligné. Cette substitution médiocre sera maintenue, nous avons dit, par l'échec de l'identification à l'Autre, dû à la forclusion du signifiant primordial, le Nom-du-Père. Que ce signifiant soit trouvé au lieu de l'Autre n'est pas étonnant compte tenu du fait que le trésor des signifiants est toujours le lieu de l'Autre. [171]

 

Il semblerait que ces processus nommés comme si recouvrent un certain nombre de phénomènes ayant à voir avec une schize sous la forme d'une imitation. Renée, la patiente "schizophrène" de M. A. Sechehaye raconte comment le fait de faire comme si lui permet de découvrir au moins partiellement, son corps, tel qu'il pourrait exister pour un autre:

 

               "Une chose extrêmement importante et qui a contribué d'une manière capitale à me faire prendre conscience de moi et à me libérer de la culpabilité que j'avais à m'aimer, c'est la manière dont Maman me parlait. Ainsi je n'aurais jamais pu accepter qu'elle s'adressât directement à moi, et me dit : "Tu as un joli corps, comme tu es propre!" Cela m'aurait donné une culpabilité épouvantable, et j'aurais été très fâchée contre Maman de ce qu'elle me mette une semblable faute sur le dos. Car en me disant "Tu, ton corps", elle me rendait responsable. Tandis qu'en me parlant à la troisième personne, ou plutôt en personnifiant mon corps[172]: Qu'il est joli ce corps, on va bien le laver, le parfumer", elle me séparait de lui. Il devenait un objet indépendant de moi[173], et il ressemblait à Ezéchiel. Maman le lavait, le trouvait joli. Et moi je pouvais peut à peu faire comme Maman. Enfin, après m'en être occupée quelque temps avec Maman, je pus le faire sans elle, mais en parlant exactement comme Maman lui parlait. Je pouvais en prendre la responsabilité et l'aimer vraiment. A ce moment, j'osais dire; "Mon corps, je le lave, je suis jolie. "J'avais appris à m'aimer à travers Maman, et l'unité de mon Moi s'était accomplie ainsi.

 

               Si je tentais de faire quelque chose sans passer par Maman, je m'en désintéressais aussitôt, et l'instinct d'autodestruction se réveillait en moi. Parallèlement, ma vision de la réalité se transformait brusquement…"[174]

 

Cette patiente semble expulser et maintenir à l'extérieur, au moins dans la présence de l'Autre, cette chose corporelle par l'emploi d'une procédure d'imitation comme si. Elle pouvait s'identifier ou se substituer à cet objet ainsi séparé d'elle, le reconnaissant comme étant son corps. Or, elle ne pouvait se verser dans cette forme que dans la mesure où elle pouvait employer le corps du poupon, Ezéchiel, choyé auparavant par l'analyste, comme prothèse. Celui-ci trouve son origine dans le corps maternel. Ainsi le sujet s'identifie au frère par la métonymie. Il reste suspendu au sein par procuration.

 

Est-ce que le sujet n'exprime pas ici une manière dont l'infans peut, par une voie de contiguïté, arriver à s'identifier avec l'autre comme extérieur à lui-même? Il semble passer par le biais d'un démenti[175] avant de se reconnaître dans un Gestalt. La rencontre avec l'autre comme intrus sera ainsi aménagée. Peut-être que ces deux événements se confondent temporellement chez le névrosé. C'est peut-être cet aménagement qui empêchera le schizophrène plus tard d'entrer dans une relation avec le grand Autre. Fasciné par son image qu'il rencontre dans le forme d'un organe, il ne la reconnaîtrait donc pas comme un intrus sauf si cette image comme à le provoquer. Néanmoins, la rencontre de l'autre dans un Gestalt ne suffirait pas à lui seul à nouer le rapport entre le réel et le symbolique.

 

  1. La Chair de la Chose Parlante

 

Dans son article "L'inquiétante étrangeté", Freud dit que le phénomène de double a ses origines dans le narcissisme originaire:

 

               "La représentation du double ne disparaît pas nécessairement avec ce narcissisme originaire, car elle peut recevoir des stades d'évolution ultérieurs du moi un nouveau contenu. Dans le moi se spécifie peu à peu une instance particulière qui peut s'opposer au reste du moi qui sert à l'observation de soi et à l'autocritique, qui accomplit le travail de la censure psychique et se fait connaître à notre conscience psychologique comme "conscience morale". Dans le cas pathologique de délire de surveillance, elle est isolée, dissociée du moi par clivage (…). [176]

 

Donc pour Freud le double aura une relation avec ce qui deviendra la conscience morale, c'est-à-dire ce qu'on reconnaît comme futur Surmoi. Il conçoit le Surmoi comme une "sédimentation dans le moi"[177] des premières identifications parentales de la phase orale primitive de l'individu. Cependant ce que Freud a appelé le père de la préhistoire personnelle[178]nous appelons la chair de la Chose. Nous trouvons ainsi une autre façon d'exprimer ce double comme un objet intériorisé qui sera reconnu par certaine malades comme étant une altérité extérieur, observatrice et critique, qui revient dans le réel sous forme de voix.

 

Lacan dit que le tu qui "parle tout seul", le tu qu'entend le psychotique vient du Surmoi qui "voit tout, entend tout, note tout," exprimant par le tu son mode de relation avec le ça "Ce Surmoi est bien quelque chose comme la Loi, mais c'est une loi sans dialectique, et ce n'est pas pour rien qu'on le reconnaît (…) avec ce que j'appellerai sa neutralité malfaisante."[179]

 

Freud pensait que le surinvestissement des représentations des mots était une première tentative qui visait à ramener l'investissement libidinal aux représentations d'objet.[180] Toute l'œuvre de Wolfson semble viser ce but. Notre patient dysmorphophobique indique cette voie dans ces mots : "On m'a mis une doctrine sur ma tête pour que je demeure un bonhomme", démontrant aussi la persistance de cette recherche dans le discours de l'Autre, d'un signifiant qui lui est désormais perdu, auquel il n'accède que de façon inadéquate, par voie métonymique.

 

Nous avons longuement analysé l'énonciation : "Tu es une vache à lait", dans notre travail précédant. En percevant cette voix notre sujet était envahi d'un sentiment d'irréalité. Il disait qu'il pensait que cette énonciation voulait dire qu'il était un être "irréel".

 

Or Lacan dit : "Quand le sentiment d'étrangeté porte quelque part, ça n'est jamais du côté du Surmoi – c'est toujours le moi qui ne se retrouve plus, c'est le moi qui se croit à l'état de double, c'est-à-dire expulsé de la maison, tandis que le tu reste possesseur des choses."[181]

 

Nous avons dit que cette énonciation se réduisait ou se reformulait pour être l'injonction "Tu va chier! Aller!", par l'exécution de laquelle le sujet expulse l'objet, auquel il se substituait, dans une forme d'identification primitive. Cette injonction semble se ramener en dernière ligne, à une sorte de défense, une dernière attache entre le symbolique et l'imaginaire – un trognon de parole.[182] Pouvons-nous dire simplement que le sujet repousse entièrement ainsi, ce double, ce corps étranger, ce Surmoi chaotique, et comprendre le Surmoi en tant qu'héritier des premières identifications du ça, comme fonctionnant autour de cet axe Bejahung/Ausstossung, unification/expulsion ?

 

Lacan souligne une insuffisance entre l'opposition intérieur/extérieur dans ce domaine. Pour cerner au plus près la référence qu'apporte Freud au langage[183], il développe le concept de la voix comme objet détachable, comme a, qu'il rattache au Surmoi mais en référence à ce champ d'énigme qu'est l'Autre, en tant que l'Autre sera le lieu du registre symbolique, le lieu de souvenir, de pacte.[184]

 

Nous avons tenté dans cette étude de cerner comme l'empreinte sonore en tant qu'organe induit l'image de soi et développe la pensée. Cette pensée peut développer chez les schizophrènes sous la forme d'un démenti qui ressemblerait par bien des aspects à un déni que l'on trouve chez les pervers. Cet objet reste différent du fétiche par ses origines. Tandis que le fétichiste dément le réel par le recouvrement de ceci par un objet représentatif de l'objet manquant, le schizophrène semble se substituer lui-même, sur le mode de la contiguïté, à cette même place. Cet article lui permet de se structurer dans une certaine mesure. Cependant, si sa substitution à cet objet peut lui permettre de développer la pensée ou d'arrêter le glissement de la chaîne signifiante, est-ce qu'elle pourrait lui permettre de se nouer avec la fonction symbolique?

 

  1. Symbolisation par Procuration

 

 

Lacan suggère à propos de Joyce dans son travail au sujet du nœud borroméen que malgré le fait que cet objet ne devient pas chez les sujets de structure psychotique quelque chose qui se maintient séparé, il pourrait y avoir un re-nouage de la fonction symbolique par un autre moyen. "Les épiphanies sont toujours liées au réel, chose fantastique – Joyce lui-même n'en parle pas autrement. Il est tout à fait lisible que l'épiphanie est ce qui fait que, grâce à la faute, inconscient et réel se nouent."[185]

 

Ce que Lacan souligne est que dans les écrits de Joyce il y a comme un rapport manquant entre le réel de son corps et l'imaginaire qui le supporte. Joyce renoue ce rapport par le biais de l'écriture, écriture qui laisse apparaître ce rapport comme énigme. "L'énigme est à situer dans le rapport de l'énonciation et de l'énoncé – pourquoi diable tel énoncé a-t-il prononcé ? L'énigme est une affaire d'énonciation. L'énonciation, c'est l'énigme. Voilà pourquoi l'énigme, portée à la puissance de l'écriture, vaut la peine qu'on s'y arrête."[186]

 

En effet c'est par cette écriture, portée à l'image, que Joyce peut renouer avec son propre corps, qu'il aura la tendance à lâcher, tout entier, "comme une pelure."[187] C'est aussi, par cette langue réinventée, expulsée et renouée qu'il peut rester dans un rapport avec l'Autre. Notons comment Joyce lui-même en parle dans son livre, Portrait of an artist as a young man :

 

               "Welcome o life. I go forth to encounter for the millionth time, the reality of experience and forge in the smithy of my soul the uncreated conscience of my race.

 

               Old father, old artificer, stand me now and ever in good stead."[188]

 

Dans ces deux dernières phrases, sans doute parmi les plus belles écrites par Joyce, celui-ci développe l'idée que l'écriture sera pour lui cet objet auto-engendré, non-séparé, qui représente la pensée. La fonction du symbolique se développe chez lui semble-t-il, comme objet contiguë à la fonction du père comme prothèse, et non comme métaphore de l'absence. C'est l'écriture qui vient enfin à cette place.

 

Comme toute prothèse, l'écriture de Joyce ne fait que remplir le rôle du membre manquant et non le remplacer. Or sir elle permet à la pensée de se développer sur un mode de métonymie, où l'image de soi et l'image des choses puisent leur forme, c'est la rencontre avec le vide qui semble tours être le détonateur d'une recherche causale. Cette recherche amène le sujet, selon Lacan à la recherche de l'Autre, Cependant il semblerait que cette opposition qui s'instaure, même lorsque l'absence n'est pas pour ainsi dire métaphorisée, constitue la recherche au départ.

 

Cette rencontre avec le vide, nous l'avons rappelé, est pour certains, traumatisante. Il sera retranché de leur Bejahung. Le démenti de la réalité par l'infans à certains stades, le pervers et ici, les psychotiques qui réussirent à employer une prothèse pour combler ce vide, n'est pas une dénégation. Pourtant, elle n'est pas, comme l'on pourrait méconnaître, un arrêt de mort de la pensée.

 

Mais pourquoi est-ce que ce vide provoque une telle hémorragie pour certains et non pour d'autres ? Cette question nous ramène à la question du clivage et de la formation des complexes, telle qu'envisageait Bleuler. Selon celui-ci :

 

               "La scission est la condition préalable de la plupart des manifestations complexes de la maladie ; elle imprime son sceau particulier à l'ensemble de la symptomatologie. Mais, derrière cette scission systématique qui apparaît dans certains complexes d'idées, nous avons au préalable un relâchement primaire du tissu associatif qui peut conduire à un clivage de structures aussi solides que des concepts concrets. J'ai voulu, au moyen du terme de schizophrénie, rendre compte de ces deux types de scission, dont les effets fusionnement souvent."[189]

 

Cette notion de clivage de structures est très proche à ce qui se passe dans l'expulsion du mauvaise-même. Si le sujet n'a pas développé par voie de contiguïté un matériel associatif suffisant au moment du rencontre avec l'abîme, le traumatisme sera tel que Freud le décrit, en raison du manque de préparation par l'angoisse. Le sujet tentera d'éloigner ce matériel par son identification narcissique ou sa substitution avec le matériel rencontré avant ce vide, qui n'est d'autre chose qu'une forme de surinvestissement narcissique d'organe chez le psychotique, et l'expulser hors de lui.

 

Or l'échec d'associer ce matériel avec un autre sur un mode métaphorique, ou même métonymique, ramènerait chaque fois le sujet à la rencontre de vide par une voie associative inversée, semblable à ce que Bleuler décrit dans la séparation des complexes. Cette forme d'aspiration vers le vide pourrait conduire le sujet vers une forme d'autisme où il per l'usage de la langue par la formation des pictogrammes de rejet, où un matériel homogène va devenir hétérogène, s'il n'arrive pas à l'endiguer par la mise en action d'une prothèse, où d'un mode de pensée qui sert à celle-ci.

 

La bipartition est quelque chose de nécessaire pour tout sujet. Chez le sujet schizophrène elle sera une sorte de mécanisme de défense par laquelle il éloigne le vide mais aussi les pulsions mortifères par sa versement dans une forme, forme qui prend son image première dans la matière langagière du sujet.  

 

 

[109] LACAN, J. "Réponse au commentaire de Jean Hyppolite sur le Verneinung de Freud", op.cit.,  p. 392.

 

[110] Ibid., p. 387.

 

[111] FREUD, S., L'Homme aux loups, op.cit., p. 77.

 

[112] Ibid., p. 83.

 

[113] MACK-BRUNSWICK, Ruth, "Supplément à l'Extrait de l'Histoire d'une Névrose Infantile de Freud", 1928, in L'Homme aux loups par ses psychanalystes et par lui-même, texte présenté par Muriel GARDINER, Paris, Gallimard, 1981, p. 302.

 

[114] Ibid., pp. 269-270.

 

[115] FREUD, S., L'Homme aux loups, op.cit. p. 72. Freud nous le décrit: "sa plainte prinicpale était que le monde était pour lui enveloppé dans un voile ou qu'il était séparé du monde par un voile. Ce voile ne se déchirait qu'à ce seul moment où, lors du lavement, le contenu de l'intestin quittait l'intestin—et il se snetait alors ainsi de nouveau bien portant et normal".

 

[116] LACAN, J., Les Complexes Familiaux, op.cit., p. 36.

 

[117] Ibid., pp. 40-41.

 

[118] Ibid., pp. 45-46.

 

* Le term "sujet" s'utilise fréquement dans ce texte pour parler du "sujet en devenir", sans préjuder s'il deviendrait un "sujet" dans son propre droit.

 

[119] LACAN, J., Le Séminaire, XI, op.cit., pp. 105-106.

 

[120] Ibid., p. 106.

 

* Aujourd'hui (à partir de 2001 environ) nous ne parlerons peut-être pas de psychoses dans ces cas où l'enfant immite ou alors prolonge de trait de l'Autre. Nous parlerons d'autisme ou alors du "spectre autiste". A l'époque de la rédaction de ce mémoire, la distinction entre ces pathologies était encore à ses débuts.

 

[121] Ibid., p. 218.

 

[122] Ibid., p. 219.

 

[123] PIAGET, Jean, La Formation du Symbole chez l'Enfant, Laussane—Paris, Delachaut et Niestlé S.S., 1978, p. 12. "Enfin, on comprend dès l'abord en quoi le problème de l'imitation conduit à celui de la représentation: dans la mesure où celui-ci constitute une image de l'objet (ce quelle est certainement, sans n'être que cela), elle est alors à concevoir comme une sorte d'imitation intérioirisée, c'est-à-dire come un prolongement de l'accomodation."

 

[124] LACAN, J., Le Séminaire, L'Angoisse, op.cit., le 6 Novembre 1962.

 

[125] LACAN, J., Les Complexes Familiaux, op.cit., p. 45.

 

[126] LACAN, J., "L'agressivité en psychanalyse", 1948, in Ecrits, Paris, Seuil, 1966, p. 113.

 

[127] LACAN, J., "Le Stade du Miroir comme formateur du Je", op.cit., p. 94.

 

[128] Nous rappelons notre lecteur que ce sujet dysmorphophobique se trouvait "normal" seulement après avoir déféqué.

 

[129] Dans son article "La Dénégation" de 1925, Freud conçoit l'expulsion comme forme primitive de la négation. Autrement dit, ce qui est perçu comme "mauvais" est rejeté en dehors. Précédemment, en "Au-delà du principe de plaisir", 1920, Freud a développé les notions de pulsions de vie et pusions de mort. Nous citons un passage de ce dernier texte: "Mais comment déduire de l'Eros, qui conserve la vie, la pulsion sadique qui a pour but de nuire à l'objet? N'est-on pas invité à supposer que ce sadisme est à proprement parler une pulsion de mort qui a été repoussée de moi par l'influence de la libido narcissique, de sorte qu'elle ne devient mainfeste qu'en se rapportant à l'objet?(*) Il entre alors au service de la fonction sexuelle; au stade d'organisation orale de la libido, l'emprise amoureuse sur l'objet coïncide encore avec l'anéantissement de celui-ci; plus tard la pulsion sadique se sépare (…) En fait on pourrait dire que le sadisme expulsé hors du moi a montré la voie aux composantes libidinales de la pulsion sexuelle, celles-ci vont se presser à sa suite vers l'objet". "Au-delà du principe de plaisir", op.cit., p. 102(*). Souligné par nous.

 

[130] LACAN, J., Le Séminaire, L'Angoisse, op.cit., le 19 Décembre 1962.

 

[131] FREUD, S., "Au-delà du principe de plaisir", 1920, op.cit., p. 76.

 

[132] Ibid.

 

[133] FREUD, S., L'Homme aux Loups, op.cit., p. 78.

 

[134] LECLAIRE, S., "A propos de l'épisode psychotique que présenta l'Homme aux Loups", in La Psychanalyse, op.cit. ,93.

 

[135] LACAN, J., Le Séminaire, L'Angoise, op.cit., le 29 Mai 1963.

 

[136] LECLAIRE, S., "A propos de l'épisode psychotique que présenta l'Homme aux Loups", in La Psychanalyse, op.cit. ,93.

 

[137] Ibid.

 

[138] Ibid.

 

[139] FREUD, S., "La Négation", op.cit., p. 137.

 

[140] FREUD, S., "Au-delà du principe de plaisir", op.cit., p. 62.

 

[141] LACAN, J., Le Séminaire, XI, op.cit. p. 96.

 

[142] FREUD, S., L'Homme aux loups, op.cit. pp. 98-99.

 

[143] LACAN, J., Le Séminaire, XI, op.cit., p. 95.

 

[144] Ibid.

 

[145] Ibid., p. 96.

 

[146] Le complexe d'intrusion fait partie des complexes familiaux identitifiés par Lacan. Il représente l'expérience que réalise le suejt primitif lorsqu'il connaît ses frères ou ses semblables. Le stade du miroir fait partie de ce complexe ainsi le stade anal.

 

[147] LACAN, J., Le Séminaire, L'Angoisse, op.cit., le 21 Novembre 1962.

 

[148] Ibid., le 5 Décembre 1962.

 

[149] Ibid., le 28 Novembre 1962.

 

[150] Ibid., le 9 Janvier 1963. Le cross-cap est une figure topologique adopté par Lacan comme modèle pour représenter la qualité de non-spécularité de adifficilement appréciable par le schéma du bouquet renversé. Bien que la bande de Moebuis représent cette qualité de ne pas avoir une réflexion dans le miroir à l'état potentiel, en définitive il en a une. C'est pour cette raison et par son analogie avec le doigt du gant que nous avons retenu la première figure.

 

[151] LACAN, J., Le Séminaire, XI, op.cit., 78.

 

[152] FREUD, S., "L'inquiétante étrangeté, 1919, traduit de l'Allemand par Bertrand Féron, in L'inquiétante Etrangeté et Autres Essais, Paris, Gallimard, 1985, p 237.

 

[153] Citation d'O. Rank par Freud, Ibid., p. 237. Souligné par nous.

 

[154] Ibid., p. 237.

 

[155] Ibid., p. 237.

 

[156] LACAN, J., Le Seminaire, L'Angoisse, op.cit., le 29 Mai 1963.

 

[157] Ibid.

 

[158] Ibid., le 9 Janvier 1963.

 

[159] Ibid.

 

[160] LACAN, J., Le Séminaire, I, op.cit., p. 212.

 

[161] LACAN, J., Le Séminaire, L'Angoisse, op.cit., le 23 Janvier 1963.  

 

[162] Ibid.

 

[163] LACAN, J., Le Séminaire, I. op.cit., p. 250.

 

[164] FREUD, S., L'Homme aux Loups, op.cit., p. 99.

 

[165] LACAN, J., Le Séminaire, L'Angoisse, op.cit., le 29 Mai 1963.

 

[166] Ibid., le 22 Mai 1963.

 

[167] PIAGET, Jean, La formation du symbole chez l'enfant, Lausanne-Paris, Delechaux et Niestlé S. S., 1978, p. 19.

 

[168] LACAN, J., Le Séminaire, III, op.cit., p. 218.

 

[169] ROSS, Nathaniel, "The As If Concept" in Journal of the American Psycho-analytic Association, XV, 1967, n°1, p. 61. Nous traduisons: "Le trauma de base apparaît être l'échec à trouver un objet d'investissement. Le processus d'identification n'avait pas progressé au-delà du stade de l'imitation, ce qui peut être considérée comme précurseur de l'identification au sens précis du mot. De telles identifications n'ont jamais été consolidées, par manque d'un objet constant d'intériorisation."

 

[170] Le terme "intériorisation" semble être employé à premier vue, par Ross, comme synonyme d'introjection, comme 'est le cas à l'école kleinienne.

"C'est-à-dire du passage fantasmatique d'un objet "bon" ou "mauvais", total ou partiel, à l'intérieur du sujet", plutôt que dans son sens plus spécifique : comme"processus par lequel des relations intersubjectives sont transformées en relations intra-subjectives (intériorisation d'un conflit, d'une interdiction, etc.) (…) On dira par exemple que la relation d'autorité entre le père et l'enfant est intériorisée dans la relation du Surmoi au moi." Ainsi cette deuxième idée est corrélative des conceptions topiques de Freud. Dans un souci de précision Laplanche remarque que ces deux sens sont liés: "lors du déclin de l' Œdipe, on peut dire que le sujet introjecte l'imago paternelle et qu'il intériorise le conflit d'autorité avec le père." Nous citons: LAPLANCHE, J. ET PONTALIS, J.-B.,Vocabulaire de la Psychanalyse, op.cit. p. 206.  

Or si Ross emploie ce terme dans son sens kleinien, il semble adhérer à l'idée que le sujet ne peut introjecter que les objets "bons". S'il emploie ce terme plutôt dans son sens spécifique, il ne tient pas compte de l'intériorisaient possible des conflits. En fait il s'avère que le concept de intériorisation est pris ici dans un sens très proche à celui de la métaphorisation.

 

[171] LACAN, J., "Subversion du sujet et dialectique du désir dans l'inconscient freudien", in Ecrits, op.cit., p. 806.

 

[172] C'est nous qui soulignons.

 

[173] C'est nous qui soulignons

 

[174] SECHEHAYE, M.A. , Journal d'une Schizophrène, Auto-observation d'une schizophrène pendant le traitement psychothérapique, Paris, P.U.F. 1950, p. 93.

 

[175] Ce démenti objectivé sera quelque chose de très proche à ce que Winnicot définit comme objet transitionnel dans son livre Jeu et Réalité.Cependant, si cet objet employé par un grand nombre d'enfants semble définir un certain moment, ce n'est pas toujours possible à définer sa présence où son devenir. Envisager le frère ou l'intrus sous ce rapport permet (1) de rapporter ce stade au complexe d'intrusion et (2) de l'associer avec le Gestalt et ainsi à l'identification.

 

[176] FREUD, S., "L'inquiétant étrangété", op.cit., p. 237.

 

[177] FREUD, S., "Le Moi et le ça", 1923, traduit de l'Allemand par Jean LAPLANCHE, in Essais de Psychanalyse, Paris, Payot, collection Prismes, 1987, p. 246.

 

[178] Ibid., p. 243.

 

[179] LACAN, J., Le Séminaire, III, op.cit., p. 312.

 

[180] FREUD, S." L'Inconscient", op.cit., p. 120.

 

[181] LACAN, J., Le Séminaire, III, op.cit., p. 313.

 

[182] LACAN, J., Le Séminaire, I. op.cit. , p. 121.

 

[183] FREUD, S., "Le moi et le ça", op.cit., p. 268.

 

[184] LACAN, J., Le Séminaire, L'Angoisse, op.cit., le 22 Mai 1963.

 

[185] LACAN, J., "Le Sinthôme," Séminaire du 11 Mai 1976, reproduit in ORNICAR?, N°11, p. 9.

 

[186] Ibid.

 

[187] Ibid., p. 7.

 

[188] JOYCE, James, Portrait d'un artiste en jeune homme, 1943, traduit de l'anglais par Ludmilla Savitsky, révisée par Jacques Aubert, in Œuvres, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1982. "Bienvenue ô vie ! Je pars, pour la millionième fois, rencontrer la réalité de l'expérience et façonner dans la forge de mon âme la conscience incréée de ma race. Antique père, antique artisan, assiste-moi maintenant et à jamais." La traduction française, tirée en partie de la version originale du livre, Stephen Héro, souligne par ses dernières phrases la relation de son auteur avec Dieu par le rapprochement de cette phrase à celle de la fin de la messe. Par contre, elle ne saisit pas la présence du néologisme "artificer" qui a autant à voir avec le mot "artifice" ou "artificial" en anglais qu ele mot "artisan".

 

[189] BLEULER, E., Dementia praecox ou groupe des schizophrénies, 1911, traduction d'Alain Vialard, op.cit. p. 461. 

 

 

 

 

 

Conclusions

 

 

"Les seules lois de la matière sont celles que nos esprits doivent fabriquer, et les seules lois de l'esprit sont fabriquées pour lui par la matière."

 

James Clark Maxwell

 

 

 

Le miroir de l'Autre se constitue finalement par l'intégration de la parole de l'Autre particulièrement aux stades oraux. Or aux stades primitifs, un grand Autre n'est pas encore reconnu. Son discours ne trouve pas sa source seulement chez la mère. L'Autre originaire provient de plusieurs sources, plusieurs autres, revenant sous la forme d'une figure féroce, issue des expériences les plus ravageantes, les plus fascinantes, que nous pouvons lier aux traumatismes primitifs du sujet, mais aussi de la parole de tous les jours. Bien que c e discours pouvait recouvrir et transmettre le désir inconscient de la mère, ce discours ne parvient pas aux oreilles de l'infans sous la forme d'un dicton. Pour accéder à la psyché, il doit être homogène à celle-ci, comme une partie du corps.

 

La langue qui frappe, qui laisse une Prägung originaire sur le sujet, donne celui-ci à voir. C'est ce message primitif qui fait apparaître la première image du soi.

 

Cette empreinte sonore, sous la forme des signifiants liées entre eux par contiguïté, se transforme par son association avec d'autres contenues homophones. C'est ce glissement continu de la chaîne des signifiants sur la chaîne des signifiés qui serait responsable du sentiment de métamorphose chez le psychotique.

 

Ce processus de transformation pourrait continuer chez le schizophrène jusqu'au moment où la psychè rencontre quelque chose dont il pourrait se servir comme prothèse stabilisant. Cette prothèse venue sous la forme d'un phonème lui sert à combler de façon plus ou moins durable l'hémorragie infligée par la rencontre avec le réel sous forme d'abîme. Elle semble fonctionner par sa capacité à se lier avec le mauvais-même auquel le sujet s'identifie. Dans une séquence parlée il sert de point de capiton, nouant les chaînes linguistiques entre-elles.

 

Le sujet schizophrène semble osciller entre deux pôles non nécessairement égaux : l'un où il s'identifie à l'autre, parfois sous la forme d'une chose corporelle, et il s'y rassemble, l'autre où il est alors dispersé. Le va et vient du sujet, comme faux a, donne au schizophrène son allure et son nom.

 

Ces objets auxquels le sujet schizophrène se substitue sont plus au moins adéquats pour endiguer la souffrance. Il est clair que celui qui s'identifie au déchet n'a pas le même vécu que celui qui s'identifie à la langue. L'un aura un délire aux allures mélancoliques, l'autre aux allures apparemment obsessionnelles. Le choix de cet objet et de son élaboration dépend en large partie des acquis culturels du sujet, c'est-à-dire, de l'environnement où il est accueilli en tant qu'infans et la richesse du matériel associatif qu'il rencontre. C'est en tant que signifiant que cet objet circule, et non en tant que mot.

 

C'est en rêve où le sujet schizophrène prend une position vis à vis de cet objet qui ressemble celui de la névrose. Nous voyons ici une piste intéressante de recherche. En effet notre sujet dysmorphophobique faisait des rêves qui nous ne semblaient pas être schizophrène. D'un tel constat pourrait en découler un nombre d'hypothèses concernant l'étiologie de cette maladie.

 

Or la formation d'une prothèse ou d'un substitut n'est pas à confondre avec une métaphorisation. C'est toute juste le dernier boulon entre l'imaginaire et le symbolique. Boulon pourtant capital, pour le sujet schizophrène et peut-être aussi pour tout sujet pensant. En effet, nous pouvons nous demander si de ce trognon de parole nous n'aurons pas aussi le trognon de la pensée.

 

La saisie métonymique des objets partiels par le langage pour élaborer ce boulon à quoi le sujet se substituerait montre en quoi ces sujets ne sont pas hermétiques aux effets thérapeutiques de la parole. Il sera néanmoins plus difficile de trouver une métaphore, ou prothèse adéquate que de trouve Un-Père chez les patients paranoïaques.

 

Quoiqu'il en soit, nous soulignons la fécondité de cette recherche qui exige que le chercheur va au-delà des interprétations analytiques de désirs inconscients du sujet pour entendre la langue comme une langue étrangère, c'est-à-dire, pour ce quelle est du réel.

 

Barbara Bonneau

2 Mai 1994

 

 

 

 

  

 


 

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-« L'inconscient », 1915, traduction dirigée par Laplanche, J., et Pontalis, J.-B., in Métapsychologie, Paris, Gallimard, collection Folio Essais, 1968. « Pulsions et destins des pulsions » 1915, traduction dirigée par Laplanche, J. et Pontalis.

-« Le refoulement » 1915, in Métapsychologie, traduit de l’allemand par Jean Laplanche et J.-B. Pontalis, Editions Gallimard, 1968.

- « Pulsions et destins des pulsions »,1915, traduction dirigé par Laplanche, J. et Pontalis, J.-B., in Métapsychologie, Paris, Gallimard, collection Folio Essais, 1968.

-  « Deuil et Mélancolie »,1915, traduction dirigée par Laplanche, J. et Pontalis J.-B., in Métapsychologie, Paris, Gallimard, collection Folio Essais, 1968.

-  « Complément métapsychologique à la théorie du rêve », 1917, traduction dirigée par Laplanche, J. et Pontalis J.-B., in Métapsychologie, Paris, Gallimard, collection Folio Essais, 1968.

-« L’Homme aux loups, A Partir de l'Histoire d'une Névrose Infantile », 1918, in Cinq psychanalyses, traduit de l'allemand par Marie Bonaparte et Rudolphe M. Lowenstein, P.U.F.,1954.

- «  L’Homme aux loups, A Partir de l'Histoire d'une Névrose Infantile », 1918, traduit de l'allemand par Altounian, J. et Cotet, P., P.U.F., collection Quadrige, 1990.

-« L'inquiétante étrangété», 1919, traduit de l'Allemand par Bertrand Féron in L'Inquiétante Etrangété et Autres Essais, Paris Gallimard, 1985, p. 237.

- «Au-delà du principe de plaisir», traduit de l'Allemand par Cotet, P. Bourgignon, A. et Cherki, A., in Essais de Psychanalyse, Paris, Payot, Collection Prismes, 1987.

- «La perte de la réalité dans la névrose et dans la psychose, 1924, in Névrose, Psychose et Perversion, Paris, P.U.F., 1985.  

- « Sur quelques mécanismes névrotiques dans la jalousie, la paranoïa et l'homosexualité », 1922, in Névrose, Psychose et Perversion, Paris, P.U.F., 1985.

-   « Obsessions et phobies ; leurs mécanismes psychiques et leur étiologie »

-« La tête de Méduse », 1922, in Résultat, idées, problèmes, tome II , traduction dirigé par Laplanche, J. et Pontalis, J.-B., 1985, P.U.F.

-  « Le moi et le ça», 1923, traduit de l’allemand par Jean Laplanche, in Essais de Psychanalyse, Paris, Payot, collection Prismes, 1987,

-    « La Négation », 1925, traduit de l’allemand par J. Laplanche, in Résultats, Idées, Problèmes, vol. II., Paris, P.U.F., 1987.

-  « Une note sur le bloc-note magique », 1925, traduit de l’allemand par J. Laplanche, in Résultats, Idées, Problèmes, vol. II., Paris, P.U.F., 1987.

-     Inhibition, Symptôme et Angoisse, 1926, traduit de l'allemand par M. Tort, Paris, P.U.F., 1978.

-  « Le Fétichisme », 1927, in La vie Sexuelle, traduit par Berger, Denise, Laplanche, Jean ; P.U.F. Paris, 1960.

- CORRESPONDANCE Freud –Jung lettre 25 du 23 mai 1907.

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-   « Le stade du Miroir comme formateur de la fonction du Je telle qu’elle nous est révélée dans l’expérience psychanalytique », communication faite au XVI congrès international de psychanalyse, a Zürich, le 17 juillet 1949, in Ecrits, Paris, Seuil, 1966.

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- Le Séminaire, I, Les Ecrits Techniques de Freud, 1953-1954, texte établi par Miller, Jacques-Alain, Paris, Seuil, 1975.

- « Réponse au commentaire de Jean Hyppolite sur la "Verneinung" de Freud », 1954, in Ecrits, Paris, Seuil, 1966, pp. 381-399.

-   Le Séminaire, II, « Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse », 1954-1955, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Editions du Seuil, 1978.

-  Le Séminaire, III, Les Psychoses, 1955-1956, texte établi par Miller, Jacques-Alain, Paris, Seuil, 1981

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- Le Séminaire, Livre VI, Le Désir et son Interprétation, séance du 3 décembre 1958, inédite

-   « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », 1959 in Ecrits, Paris, Seuil, 1966, pp.531-583.

- Le Séminaire, VII, L'éthique de la psychanalyse, 1959-1960, texte établi par Miller, Jacques-Alain, Paris, Seuil, 1986.

-   « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l'inconscient freudien », 1960, in Ecrits, Paris, Editions du Seuil, 1966, pp. 793-827.

-    Le Séminaire, Livre X, l’Angoisse, inédite.

-  Le Séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, 1964, Paris, Seuil, 1973.

-  Le Séminaire, livre XVII, L’envers de la psychanalyse,1969-1970. , texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1991.

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-  « Le Sinthome », Séminaire du 13 Avril 1976, reproduit en ORNICAR ?. N° 8, p. 8.

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*Ce mémoire a été corrigé et reformaté pour être présenté sur ce blog. A part à quelques annotations datées de 2011 et indiquées par un * ou alors la date, ce texte est fidèle à celui soutenu devant Pierre Fedida et Joël Dor en Décembre 1994 et conservé à l'Université Paris VII. Le travail précédent, "J'ai tué mon père et je suis dans la glace". Observation d'un dysmorphophobie, était déjà cité dans le mémoire originel.